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quand ce changement était entré en usage, et pour sanctionner par une note le fait accompli, tout le mérite de la réforme fut attribué au général Boulanger. Une preuve décisive existe que cette réforme a réalisé le nécessaire. Avant elle, tous les soldats qui avaient des ressources mangeaient à la cantine. De même les réservistes et les territoriaux apportaient de l’argent pour échapper à l’ordinaire de la gamelle. Depuis, ils mangent avec les camarades, déclarant ces repas meilleurs qu’ils n’en pourraient faire à leurs frais, et il n’y a plus pour se plaindre que les cantiniers, privés de leur clientèle.


Un seul des abus qui déparaient la vieille armée, et lui-même combattu déjà, se perpétue dans la nouvelle : le service déprave encore les mœurs du soldat. Sauf quelques contingens fournis par les populations ouvrières des grandes villes, les jeunes hommes que la France confie à l’armée sont sobres, sains de corps, calmes de sens. Trop prennent au service le goût du vin et du reste.

On ne contredit plus guère dans l’armée que cela soit un mal, et voilà le premier progrès. Il se trouve à peine quelques officiers, très vieux ou très jeunes, pour soutenir le lieu commun en honneur autrefois, prétendre que peu importe la conduite privée des hommes s’ils sont bons troupiers, affirmer que la légèreté des mœurs n’enlève rien à la bravoure, qu’elle est la compagne fidèle du génie militaire, et battre à plates coutures la vertu au nom de Henri IV et de Napoléon. Et l’on a grand’raison de répudier des doctrines aussi fausses pour les capitaines que pour les soldats. Il n’est pas prouvé que la bataille d’Ivry aurait été perdue par le plus aimable des rois s’il eût moins aimé lui-même, et peut-être ses maîtresses lui ont-elles dérobé plus d’une victoire en lui prenant de son temps et de sa volonté. Napoléon rappelant à Sainte-Hélène l’incomparable campagne de 1796, cette jeunesse irrésistible de la gloire qui attirait alors tout et toutes à lui, raconte que dans l’âge et dans la patrie de la volupté il demeura chaste. Il l’était non par vertu, mais par ambition, sa continence lui laissait toute la vigueur dont son génie avait besoin, elle assurait son prestige sur les vaincus et sa supériorité sur ses lieutenans. Toute volupté amollit, toutes se tiennent ; qui cède à l’une, s’exerce à succomber aux autres, et c’est par la résistance à toutes que se forme le guerrier. Si quelques officiers persistent à croire avec la chanson que la gloire et l’amour sont choses inséparables et que l’une attire l’autre, ils feront prudemment de commencer par la gloire. Pour les soldats, sans doute une caserne n’est pas un couvent, et force est de tenir la bride un