Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour mettre à la scène un pareil sujet, on ne pouvait se contenter d’indications superficielles et de croquis sans consistance. Il y fallait quelque chose de plus qu’une habileté à attraper le ridicule extérieur. C’est ici qu’un peu de « colère vertueuse » eût servi la clairvoyance de l’observateur et rendu son regard plus pénétrant, comme il fallait pour écrire le Misanthrope avoir en soi un peu de l’âme d’Alceste. M. Pailleron n’est pas un Alceste. Il est bien trop un homme de son temps pour avoir jamais prétendu à la réputation d’être une « âme antique ». Il la repousserait bien plutôt comme étant un peu désobligeante. Il sait trop bien le charme de la société contemporaine, et cette société l’a toujours trop bien traité pour qu’il nourrisse contre elle aucune haine. En fait, il n’en a jamais raillé que les plus légers travers, et son plus grand effort de satire a été pour dénoncer le ton des conversations mondaines. Comme l’observateur, le moraliste qui est en M. Pailleron a surtout de l’esprit. Il s’est attaché à noter des nuances de sentimens très fugitives et à déjouer les subtils artifices du cœur. Une seule fois il a touché à ce fond de sottise qui est en chacun de nous quand il a signalé dans l’Age ingrat ce besoin qui nous prend à un tournant de la vie de protester par d’imprudentes révoltes contre la victoire des années. M. Pailleron est encore un tacticien du théâtre d’une surprenante habileté. L’Étincelle fait songer d’abord à un proverbe de Musset. Mais on voit tout de suite la différence. Musset ne savait rien hors les choses du cœur. M. Pailleron excelle à filer une scène, la teinter de sensibilité, doser l’émotion et tout arranger pour notre plus grand divertissement. Il faut au moins que nous lui en soyons reconnaissans. — Tous ces traits ont fait de M. Pailleron un écrivain de théâtre infiniment séduisant, d’un talent plus aimable d’ailleurs que vigoureux. Je crains donc qu’en aucun temps il n’eût été armé pour nous donner cette forte comédie qu’appelait le cabotinage.

Mais en outre on constatait déjà chez l’auteur de la Souris quelque fatigue. Depuis ce temps sa main est devenue moins adroite, son imagination moins fraîche et sa verve moins abondante. Ceci est plus grave. Il semble que M. Pailleron ait perdu ce qu’on pourrait appeler la faculté d’observation directe. On a signalé dans les Cabotins nombre d’emprunts faits à des ouvrages de théâtre ou à des romans. M. Pailleron s’est emprunté à lui-même plus encore qu’il n’a emprunté aux autres ; et apparemment il en avait le droit. On note au passage tel neveu de son oncle que M. Pailleron naguère nous avait déjà présenté et telle jeune fille évaporée mais honnête qu’on avait déjà beaucoup vue sous divers noms et qui s’était appelée Antoinette, et Suzanne, et Pépa, avant d’avoir été rebaptisée Valentine. Un jour vient où l’écrivain, pour avoir trop vécu dans les livres, n’aperçoit plus la vie qu’à travers