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artistes ont été des cabotins éminens. Ils se souciaient moins de leur art que des applaudissemens qu’il leur procurait. Au besoin ils ne se faisaient pas scrupule de trahir l’un pour obtenir les autres. Le cabotinage est cela même. Il commence avec les premières concessions faites au goût du peuple. Il consiste à rechercher le succès pour lui-même et par des moyens déloyaux. Il est un appel à l’applaudissement du vulgaire. Le cabotinage devait se développer dans un temps de démocratie où c’est le nombre qui fait la loi. On est en scène, non devant une élite mais devant la foule. Elle est inattentive et distraite. On ne s’impose à son attention qu’en la forçant, en outrant le geste, enflant la voix, exagérant tous les effets. Et comme un besoin se crée toujours ses moyens, nous avons créé des moyens de publicité merveilleux. Grâce aux journaux, un nom émerge tout d’un coup. La réclame s’en empare et le pousse au premier plan. L’inconnu d’hier, en un jour et pour un jour, devient l’homme du jour. Dans ce tapage, certaines délicatesses s’émoussent. On est étourdi par tout ce bruit. On perd l’exacte notion des choses. On confond la notoriété avec la célébrité. On ne se contente plus de la gloire si elle ne s’accompagne de la célébrité. Un artiste, un savant, fût-il un homme de génie, veut de plus être un homme en vue. Il monte sur l’estrade. L’entraînement est général, au point que ceux qui ont l’air de n’y point céder nous mettent tout de suite en défiance : la modestie nous est suspecte et la simplicité nous semble une affectation. Le cabotinage s’étend à toutes personnes et il pénètre tous sentimens. Il y a un cabotinage du vice ; il y en a un de la vertu. La charité qui met le public dans la confidence de ses aumônes, la piété qui s’affiche, la pitié qui s’étale, l’austérité qui se drape, la gravité qui pontifie, le désintéressement qui se proclame, l’abnégation qui se fait valoir, la résignation bruyante, le désespoir qui se raconte, la douleur qui fait saigner ses plaies sous l’œil des indifférens, autant de variétés du cabotinage, sans parler des passions de l’amour, où le cabotinage a si bien sa place qu’il semble leur être naturel, et qu’à peine est-ce s’il nous choque quand nous l’y rencontrons. — Or on connaît le phénomène qui se produit pour les gens de théâtre. Ils rapportent dans la vie les habitudes de la scène et continuent d’y jouer leurs rôles. Il en est de même pour les cabotins du monde. Hors des regards et loin de la galerie ils n’arrivent plus à se ressaisir. L’être d’artifice a transformé l’être de nature. Sans avoir de spectateurs, ils continuent d’être en représentation. Ils se deviennent leur propre public, et dans le for de leur conscience ; ils cabotinent pour eux-mêmes… C’est ainsi que le cabotinage n’atteint pas seulement la surface de l’être ; il entame l’individu jusque dans son fond. Né des conditions de vie de la société moderne il façonne dans son âme et dans son cœur l’homme d’aujourd’hui.