dépenses sur d’illisibles petits carnets, il ne soumet jamais ses caprices à la raison, et le goût des beaux costumes, des meubles antiques, la manie de la bâtisse (il mal di pietra), l’imprévoyance la plus fantaisiste, feront de lui pendant fort longtemps le comédien le plus endetté de France. D’ailleurs il ne professe pas pour le monde le même goût que sa femme, oublie les objets les plus chers s’ils sont absens, s’endort au milieu d’un joyeux souper ; il est souvent mélancolique, distrait au point de répondre à sa touchante Hédelmone, Mlle Desgarcins, qui s’étonne qu’il ne lui offre pas le bras pour descendre l’escalier de la Comédie : « Eh bien, prenez la rampe ! » Pour qu’il sorte de sa torpeur coutumière et se mêle à la conversation, il faut éveiller sa sensibilité, lui proposer une de ses questions favorites, et, tandis que Julie trône au salon, entourée d’un cercle de girondins et de lettrés, qui, pour lui plaire, s’empressent de prôner le talent de son mari, celui-ci va parfois retrouver sa vieille cuisinière qui lui donne de bons bouillons, l’installe sous le manteau de la cheminée ; et c’est là que Hamlet ou Néron étudie ses rôles, au loin et à l’abri de cette brillante invasion.
C’était cependant un fond de société fort aimable, et la conversation allait si grand train qu’on couchait souvent rue Chantereine ; l’élu allait dormir dans une chambre décorée à la grecque, dans le seul lit grec qui fût alors à Paris. Parmi les habitués de la maison, Arnault, Ducis, Marie-Joseph Chénier, Louis Allard, Riouffe, Souques ; après le 31 mai, les amis de Souques obtinrent qu’on le plaçât sous la surveillance d’un gendarme qui ne le quittait ni jour, ni nuit, l’escortant comme son ombre, chez le restaurateur, en promenade, au spectacle ; il l’appelait sa bonne, et venait avec elle rue Chantereine, le seul endroit où l’on osât le recevoir. Cette surveillance ne dispensait point le pauvre Souques de certaines corvées, et un jour que, mis en réquisition pour l’extraction du salpêtre, il traînait le camion dans la rue de la Verrerie, Arnault annonça plaisamment à Mme Talma qu’il avait mission de la complimenter de la part d’un cheval à qui il avait donné la main.
Quelques mois avant le 31 mai, le 16 octobre 1792, celle-ci offre au général Dumouriez, le vainqueur de Valmy, une fête où Marat joue un rôle aussi désagréable qu’inattendu, comme si les réceptions elles-mêmes devaient se colorer de quelque teinte tragique, rappeler aux invités qu’ils s’amusent sur un volcan. La compagnie était fort brillante : presque tous les députés de la Gironde, les principaux artistes des théâtres de Paris, des hommes de lettres, des savans ; quand la fête qui battait son plein est soudain