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En 1777, la première représentation de l’Amant bourru avait été un triomphe, la reine avait applaudi, protégé Monvel, permis qu’il lui dédiât sa pièce. Vingt ans plus tard, un libraire la publiait, en avertissant que l’épître dédicatoire était supprimée. Comme tant de ses confrères, l’auteur est devenu grand partisan de la Révolution ; il a fait représenter au Théâtre-Italien le Chêne patriotique, au Théâtre-Français les Victimes cloîtrées, satire violente des moines et des couvens. Affilié à la section de la Montagne, il monte le 10 frimaire an II dans la chaire de l’église Saint-Roch transformée en tribune, et prononce une longue harangue écrite dans la langue de l’époque, où il voue à l’exécration des amans de la liberté le traître Lafayette, ce monstre à deux visages qui s’appelle l’infâme Bailly ; mais surtout l’altière Autrichienne, « cette femme enivrée de volupté, cette furie qui, la torche à la main, veut embraser sa nouvelle patrie, anéantir l’héritage de ses enfans, qui traîne à l’échafaud son époux, et se fraie à elle-même le chemin qui bientôt l’y conduit… » Du moins termine-t-il sa diatribe par une tirade dans te goût de la profession du Vicaire Savoyard, et n’a-t-il point, comme on l’en accuse, lancé le défi à Dieu, le mettant en demeure de prouver son existence en l’écrasant[1].

Voilà les effets de la peur sur un homme intelligent ; mais, depuis que le monde est monde, le talent n’a rien de commun avec le caractère ; et puis les bienfaits de la Révolution pour les comédiens, la mobilité naturelle à des gens qui dépouillent tous les jours quatre ou cinq heures leur personnalité, revêtent tous les costumes, tiennent tous les langages, passent sans cesse d’un pôle à l’autre du monde des sensations et des pensées, sont des circonstances atténuantes, surtout en un temps où des esprits très fermes vont plus loin qu’ils ne comptaient aller, où la grandeur, la soudaineté des événemens déroute les intelligences les plus pénétrantes. Talma avait pour collaborateur un certain Alexandre chargé d’exécuter ses idées pour la fabrication du mobilier dramatique dont la réforme lui semblait devoir marcher avec celle du costume. Très bonhomme au fond, un peu naïf même et plaisant dans ses balourdises, avec sa figure ahurie, ses gros yeux ronds et sa bouche entrouverte, Alexandre commença en 1793 à tenir le langage des énergumènes, mais, contraste singulier, il débitait leurs maximes d’un ton bénin, un peu comme l’écolier récite son catéchisme à M. le curé. Talma lui reprochant un jour cette attitude : « Que tu es bon ! répondit-il, est-ce que tu crois

  1. Henri Welschinger, Histoire du théâtre pendant la Révolution. — Régnier, Souvenirs et études de théâtre. — Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire.