Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/605

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il arrachera au tribunal révolutionnaire ; beaucoup de détenus. Par un hasard providentiel, son service l’a placé à l’endroit décisif, à l’entrepôt général des pièces qu’il a mission d’analyser, où les autorités font passer les états raisonnés des suspects et les notes individuelles, où prisonniers, défenseurs adressent les pièces justificatives. Chargé du registre mortuaire, il agit d’abord avec prudence, étudie la marche de la commission, s’aperçoit qu’elle procède avec peu d’ordre : il soustrait quelques pièces importantes, et, voyant qu’on ne remarque rien, il opère sur une grande échelle : sauver surtout les pères et les mères de famille, ceux qui n’ont contre eux que leurs noms ou leurs fortunes, voilà son plan. Mais comment faire disparaître les dossiers ? Les brûler ! La flamme, les cendres éveilleront le soupçon. Les emporter ! Et les sentinelles ? Les noyer alors ? Oui, mais combien difficile l’opération ! Cependant il trouvera le moyen[1]. Les pièces de ses protégés, il les met à part dans son tiroir fermé à clef, et, tous les trois ou quatre jours, il se rend vers une heure du matin au Comité de Salut public, passe, grâce à sa carte d’employé, entre sans lumière, sans bruit, retire du tiroir les pièces, les fait baigner et réduire en pâte dans un seau d’eau servant à rafraîchir le vin des déjeuners, — puis il en forme plusieurs pelotes qu’il cache dans ses poches, va aux bains Vigier, les trempe de nouveau dans sa baignoire, et, une fois partagées en boulettes, les lance au fleuve par la fenêtre de sa cabine. Les noyades de Carrier avaient pour contrepoids les noyades de Labussière.

Le tour des ci-devant comédiens arriva : le Comité de Salut public avait arrêté leur perte à brève échéance ; dans la nuit du 9 au 10 messidor (29 juin), Labussière escamote leurs dossiers, mais peu s’en faut qu’il ne soit découvert par plusieurs membres du Comité qui ont choisi son bureau pour tenir un conciliabule ; tapi dans un coffre à bois, sur le point d’être asphyxié, il saisit quelques lambeaux d’une conversation significative sur la nécessité d’accélérer plus ou moins la vengeance nationale. Enfin les voilà partis, il peut s’évader et parvient aux bains Vigier, non sans avoir fait d’autres rencontres qui renouvellent ses angoisses.

Après le 9 thermidor, Labussière devient secrétaire intime de

  1. M. Wallon, très incrédule, comme MM. Aulard et Armand Lods, observe que, si Labussière a sauvé 1 153 personnes, la plupart inconnues, cela aurait pu être aux dépens de nombre égal de personnes non moins inconnues ; le tribunal ne chômait nullement ; il lui fallait sa pâture quotidienne. Quant à M. Henri Welschinger, il croit apocryphes les lettres de Collot d’Herbois, de Fouquier-Tinville, mais pense que les journaux et écrivains de l’époque n’ont fait que reproduire une aventure attestée par beaucoup de contemporains, exagérée, amplifiée sans doute, exacte au fond.