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scandale, avaient lentement pénétré l’intelligence française et déterminé à la longue un contre-courant irrésistible. Les Origines de Taine avaient détruit l’état d’esprit ressuscité par les Girondins de Lamartine ; de l’imagination séduite par le poète, elles en appelaient à la raison philosophique ; et si l’effet des Girondins fut plus rapide, plus puissant sur le populaire, l’action contraire des Origines était plus profonde, elle reste plus durable. Taine avait semé le doute, s’il n’avait pas fait la désertion, autour de l’idole la plus chère au peuple français. On pouvait croire qu’avec un bien moindre effort, le terrible démolisseur de légendes viendrait facilement à bout de la religion napoléonienne, tombée en discrédit. Il n’en fut rien : l’imprudent philosophe, qui allait naguère dans le sens d’un instinct latent, s’est heurté cette fois à un courant imprévu ; il a réveillé le sentiment qu’il voulait combattre, et les observateurs superficiels estiment qu’il a roulé, vaincu, sous les pieds du colosse auquel il s’attaquait. Nous verrons tout à l’heure ce qu’il y a d’erreur dans ce jugement sommaire, et comment on donne raison à la pensée maîtresse de Taine quand on répond à son réquisitoire par un cri de : Vive l’Empereur !

Je ne pourrais que me répéter si je m’étendais sur « la napoléonite aiguë », comme nous l’appelions il y a deux ans, dont nous avons noté ici-même les premiers symptômes, puis l’éruption caractéristique, au fur et à mesure que paraissaient les publications sur le premier Empire ; publications qui étaient à la fois cause et effet de l’engouement général. La renaissance napoléonienne ! un homme l’avait prédite, le sculpteur Rude ; voilà juste un demi-siècle, il coulait en bronze le rêve qu’il verrait aujourd’hui réalisé, s’il revenait parmi nous. Son Eveil à l’immortalité exprime si exactement le phénomène auquel nous assistons, et cette belle œuvre est si peu connue, que c’est à peine une digression d’en dire quelques mots.

En 1845, après le retour des cendres, un grognard de la Grande Année, Charles-Claude Noisot, eut une fière idée. Il avait été capitaine dans la vieille garde, capitaine adjudant-major au bataillon de l’île d’Elbe. Retiré dans sa propriété de Fixin, près de Dijon, Noisot vieillissait, fidèle à son culte. Sentant approcher la mort, et voulant continuer de monter auprès de son Empereur la garde d’outre-tombe, il fit venir Rude, qui professait la même foi, il lui commanda un monument emblématique de son espérance. L’artiste traduisit l’idée du soldat. Une lithographie du temps[1] met sous nos yeux « L’inauguration de la statue la Résurrection

  1. Du cabinet d’estampes de M. Germain Bapst, qui a eu l’obligeance de me fournir ces détails.