d’anarchie l’entrave à chaque pas, lui à l’âme entière de qui l’anarchie est hostile, odieuse. Sa mission est Ordre, c’est celle de tout homme. Il est ici pour faire que ce qui était désordonné, chaotique, se change en une chose réglée, régulière. Il est le missionnaire de l’Ordre… — Brider cette grande et dévorante Révolution française, qui se dévore elle-même ; la dompter, de telle sorte que son dessein intrinsèque puisse venir à bien, qu’elle puisse devenir organique et capable de vivre parmi d’autres organismes et d’autres choses formées, non comme une dévastation et une destruction seulement : ceci n’est-il pas encore ce à quoi il a visé, comme au vrai but de sa vie : bien plus, ce qu’il est effectivement venu à bout de faire[1] ? »
Ce que Rude avait deviné d’instinct, ce que Carlyle apercevait dans l’éclair de ses intuitions saccadées, Taine n’en a pas assez tenu compte. Le grand observateur des lois de l’Histoire n’a pas fait la part assez large à cette loi de l’accomplissement des révolutions dans et par un homme. On est mal venu à la rappeler aujourd’hui, si évidente qu’elle soit dans tout le passé. Elle arrache des cris d’orfraie à ceux qui profitent un instant des forces naissantes, et maudissent ces forces ou refusent de les reconnaître dès qu’elles leur échappent ; à ceux aussi qui se lamentent sur l’explosion de toute force nouvelle dans un monde fait à leur gré. Qu’importe ! elles sont nombreuses, les lois naturelles qui nous gênent et dérangent nos petites combinaisons : on ne les supprime pas en les niant. — Taine n’a voulu voir dans Napoléon que l’égoïsme du particulier ambitieux ; il n’a pas fait au « missionnaire » le crédit moral que nous nous sentons forcés de lui accorder, quand nous considérons la nécessité et les difficultés de sa mission. Ce n’est pas chose commode de digérer à soi seul une révolution pour l’assimiler au corps social ; on aurait à moins quelques accès de fièvre, quelques gestes incohérens et outrés. Taine a calculé, avec sa rigide honnêteté de géomètre, les manquemens à la loi morale, les injustices particulières, les blessures faites au droit, les pertes matérielles subies par la patrie ; et son honnêteté s’est indignée devant l’effroyable total qu’elle trouvait. Il n’a pas mis la gloire dans la balance de ses jugemens sur l’empereur, pas plus qu’il n’avait pesé la défense du sol national dans son verdict sur la Convention. La gloire, ce parfum nécessaire, fait de sang et de larmes, est un des impondérables qui ne comptaient pas pour le scrupuleux philosophe. Il écartait les quantités qui ne se chiffraient pas en formules. La conviction où il était
- ↑ Carlyle, les Héros, traduction Izoulet. Conférence VI, passim.