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que tout peut se réduire en sciences exactes, cette foi ingénue qui fit la beauté du savant et les lacunes de l’historien, je la vois éclater dans une curieuse note du tome VI des Origines : Taine n’a jamais écrit des lignes plus révélatrices de sa structure intime, comme il eût dit lui-même. — « Sur la valeur égale du procédé probant dans les sciences morales et dans les sciences physiques, David Hume a donné les argumens décisifs dès 1737, dans son Traité de la Nature humaine. Depuis, notamment après le Compte rendu de Necker, mais surtout de nos jours, la statistique a montré que les motifs déterminans, prochains ou lointains, de l’action humaine sont des grandeurs, exprimables en chiffres, liées entre elles, ce qui nous permet, ici comme ailleurs, les prévisions précises et numériques[1]. »

Mais pourquoi chercher les points de détail où Taine a échoué dans le portrait de Napoléon ? N’est-il pas plus simple et plus juste de dire qu’il y avait trop d’abîme entre ces deux hommes pour que l’un pût comprendre l’autre, pour que le jugement de l’un sur l’autre fût recevable ? Au lieu de discuter ce jugement, admirons ici l’un des plus rares exemples du drame perpétuel qui se joue entre la pensée pure et l’action. Taine est par excellence le moine de la science, le prêtre de l’absolu ; une seule chose a du prix pour lui : la recherche désintéressée de la vérité ; un seul type d’homme le satisfait : celui qui obéit à toutes les exigences d’une conscience délicate. — Cela est parfaitement beau, et nécessaire pour maintenir la noblesse d’âme dans le monde. — Napoléon travaille dans le relatif, il pétrit la triste matière humaine, par tous les moyens requis pour cette rude besogne. Cela aussi est utile, indispensable au fonctionnement de la vie générale, et d’une magnificence qui éblouit l’esprit lorsque ce travail est fait à coups prodigieux.

Il y a incompatibilité entre ces deux puissances, la spirituelle et la temporelle, antipathie entre leurs représentans, d’autant plus qu’ils sont doués tous deux d’une forte imagination constructive, appliquée à des objets totalement différens. Si le philosophe eût vécu sous l’Empereur, celui-ci l’eût sans doute traqué, banni peut-être, comme le plus dangereux des idéologues. Le paisible Taine proscrit à son tour Napoléon, comme le plus funeste des remueurs de peuples. Figurez-vous des couples enfermés dans une prison, pendant des années : Spinoza et Cromwell, Malebranche et Pierre le Grand, Emmanuel Kant et Frédéric II, Hegel et Louis-Philippe ; on ne conçoit pas de pénétration mutuelle

  1. Le Régime moderne, t. II, p. 211, note 2.