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Un jour, tombe dans cet enfer un ancien camarade de Hoffmann, Alfred Loth. Ce Loth a eu une existence assez tourmentée : il a été condamné, injustement, à deux ans de prison ; il s’est consacré à une tentative de colonisation à laquelle Hoffmann s’était lui-même intéressé ; maintenant, il est enrôlé dans le parti socialiste, il écrit dans les journaux avancés, et il vient dans le pays pour étudier les conditions d’existence des ouvriers mineurs. C’est un idéologue, ayant sur toutes choses des principes arrêtés ; il sait où doivent aboutir les tentatives de réforme sociale auxquelles il s’est consacré ; il est tempérant, et refuse obstinément de goûterait « Veuve Cliquot » et au « Martel trois étoiles », qui font la joie de son ami ; il ne s’est pas marié, car, quel que soit son besoin d’affection, et depuis qu’il a été abandonné par une fiancée à qui ses deux ans de prison avaient déplu, il s’est fait du mariage une si haute idée, qu’il n’a encore trouvé personne avec qui il ait pu tenter de la réaliser. Comme bien l’on pense, il ne tarde pas à se trouver en conflit déclaré avec Hoffmann, qui est revenu des idées généreuses qu’il professait jadis, à l’Université. Les deux anciens amis se heurtent sur tous les points, en des scènes qui font éclater, de façon saisissante, les inconciliables différences qui séparent l’homme pratique satisfait et le rêveur insatiable. Hoffmann ne sait au juste si Loth l’effraye ou l’amuse : il a grand-peur de le voir agiter la contrée : mais, d’autre part, il ne peut s’empêcher de s’intéresser à ses déclarations de principes, et d’en rire. Car Loth, qui n’est pas au courant des aventures de son ancien camarade, est plein de confiance en lui, et l’entretient avec abondance de ses opinions, de ses projets, de ses affaires. Qu’on en juge par la scène essentielle où il lui expose ses théories sur le mariage :


HOFFMANN. —… Et depuis, ton cœur ne s’est-il pas accroché quelque part ?
LOTH. — Non.
HOFFMANN. — Naturellement. Alors, tiré des capsules dans le blé, renoncé au mariage, comme à l’alcool ! Hein ? D’ailleurs, chacun son goût.
LOTH. — Il ne s’agit pas de mon goût, mais peut-être de mon sort. Je l’ai déjà dit une fois, je crois, que je n’ai renoncé à rien par rapport au mariage ; je crains seulement qu’il n’y ait aucune femme qui soit celle qui me convient.
HOFFMANN. — Un grand mot, Lothchen !
LOTH. — Sérieusement ! Il est possible qu’avec les années on devienne trop difficile et que l’on possède trop peu de bon instinct. Je considère l’instinct comme la meilleure garantie d’un choix judicieux.