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effet d’apporter dans toutes nos relations sociales un trouble et une gêne dont on se ferait difficilement une idée. Ce serait tout simplement, en effet, le régime de la candidature officielle à l’état permanent, régnant d’un bout du pays à l’autre et sur tous les points du territoire, et mis en œuvre par le chef de l’État lui-même, pour assurer soit le renouvellement de son pouvoir (s’il pouvait être prolongé), soit l’avènement du successeur que, dans l’intérêt de son parti, il aurait désigné pour le remplacer. Jamais instrument plus puissant ne pourrait être imaginé pour établir par une pression continue et en quelque sorte par des vis partout serrées la domination absolue d’une fraction de la nation sur l’autre. C’est le résultat qu’ont déjà constaté en Amérique des observateurs intelligens, et dont ils nous ont tracé un tableau dont la fidélité n’est pas contestée. Mais il est à remarquer que, pour exercer cette action (que les Américains eux-mêmes, bien qu’ils y soient habitués, commencent à trouver excessive), le Président des États-Unis ne dispose que d’un petit nombre de serviteurs épars sur un territoire deux ou trois fois plus grand que celui de l’Europe ; — que dans cet immense espace, peut se dresser devant lui la résistance de trente ou quarante États, ayant chacun leur autonomie propre et leur organisation indépendante ; — que pour se faire obéir, il n’a à ses ordres que le très faible effectif d’une armée de trente mille hommes ; — qu’il est partout tenu en surveillance par une magistrature qui, loin d’attendre de lui son investiture, lui échappe dans ses rangs inférieurs par l’élection, et le domine au sommet par un tribunal suprême dont il n’est que le justiciable. Puis, estimez de quel faible poids pèse cette autorité, partout limitée et affaiblie par son étendue même, si on la compare à ce colosse de l’administration française, dont les mille pieds reposent et dont les cent bras agissent à la fois sur tous les points du sol restreint qui en porte la masse écrasante.

C’est le contraste qu’a très bien signalé à la tribune, dans la dernière discussion sur la révision, un jeune orateur dont la parole se fait chaque jour mieux écouter, et qui, après avoir, je crois, étudié lui-même et sur place le jeu des institutions américaines, en a très raisonnablement conclu que, au moins sur ce point du mode d’élection présidentielle, elles ne pouvaient être appliquées à la France. « Essayez, disait M. Paul Deschanel dans la séance du 12 mars dernier, de transporter cette petite magistrature d’affaires, ce pouvoir nécessairement pacifique qui se meut en dehors de la nation et de ses gouvernemens locaux, dans un pays unitaire comme le nôtre, où au contraire les lois, les mœurs, la nature, conspirent à étendre sans cesse, à pousser au maximum