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la force du gouvernement central ; dans cette France puissamment centralisée, avec ses armemens formidables, son énorme appareil administratif et fiscal, le lourd et complexe héritage de sa politique séculaire, essayez de greffer sur ce pays ainsi fait un Président à l’américaine, c’est-à-dire le créateur, l’agent d’un parti vainqueur, doublé de ministres libres d’abuser de leurs droits pendant quatre ans, et abrités derrière le pouvoir personnel du président, enfin celui-ci maître absolu de la politique extérieure, de l’armée, de cette autre armée, l’administration, je dis, messieurs, que ce serait là un régime intérieur à celui de l’Empire, car l’empereur élu par des millions de Français gouvernait bien ou mal au nom de l’universalité de la nation, tandis que le chef d’Etat porté au pouvoir par un parti serait obligé de gouverner au nom et dans l’intérêt de ce parti : la nation entière tomberait à la merci d’une majorité victorieuse, et l’établissement de ce despotisme nouveau n’aurait pas même l’excuse de la paix publique. » On ne pourrait ni mieux penser ni mieux dire.


II

Nous n’avons donc, suivant moi, nullement à regretter que les auteurs de la Constitution qui nous régit aient écarté, sans même le discuter, le système de l’élection du Président par le suffrage universel. Le raisonnement ici était d’accord avec l’expérience, et la prévision avec le souvenir. Mais ils se trouvaient par-là placés en face de l’autre système républicain, celui que l’Assemblée de 1848 avait repoussé, et, par suite, en face de l’objection même qui l’en avait éloignée. L’écueil étant signalé, comment l’éviter ? comment s’y prendre pour que, élu par le parlement, le chef de l’Etat fût autre chose que son agent et son serviteur obéissant ? comment lui faire une existence indépendante de l’autorité dont il émanerait ?

Il fallait bien cependant en trouver le moyen, sous peine d’aboutir, par une voie indirecte mais assez courte, à l’anéantissement du pouvoir exécutif devant l’omnipotence parlementaire. Or, la séparation de ces deux pouvoirs est un principe tellement élémentaire du droit public moderne, — dont le respect est si généralement reconnu comme essentiel soit à l’ordre public, soit à la liberté individuelle, — que, bien qu’il ait été violé à plusieurs reprises pendant nos crises révolutionnaires, je ne crois pas qu’aucun parti propose d’établir comme normal et régulier un régime qui le méconnaisse ou seulement le compromette. Je ne connais en vérité qu’un seul docteur politique d’une autorité