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touchent à la grandeur et à la sécurité du pays sont traités comme le sont ailleurs les intérêts personnels ou domestiques. De là pour ceux qui ont été élevés dans cette atmosphère une familiarité d’enfance avec ces grands sujets qui est habituellement complétée par l’éducation et par un apprentissage fait de bonne heure. S’agit-il de ce qui importe avant tout à la défense nationale, le militaire ? Tous les princes sont élevés dans les camps : tous les fils du roi Louis-Philippe étaient soldats de naissance, et toutes les familles royales suivent cet exemple. Traite-t-on de la politique extérieure ? Elle est pour les princes affaire de famille. Naissance, mariage, décès, visites de parenté, tout est pour eux occasion d’entrer en relation directe avec tout le personnel des gouvernemens étrangers. Pour mettre à profit ces enseignemens pratiques, ces leçons de choses (n’est-ce pas là encore une expression à la mode ? ) un roi n’a nul besoin de génie : une capacité moyenne suffit avec une attention honnêtement appliquée à l’accomplissement de son devoir. De là la surprise qu’éprouvent les ministres parlementaires lorsque, sortis, — celui-ci du barreau, celui-là de l’industrie, cet autre de la magistrature ou de l’enseignement, — étonnés de la nouveauté et émus de la grandeur des intérêts qu’ils tiennent en main, — ils se trouvent en face d’un prince qui leur parle de tout cela comme n’ayant fait autre chose de sa vie.

Jamais cette impression n’a été mieux rendue que dans une page curieuse des Mémoires de la célèbre Mme Roland racontant les relations de Louis XVI avec le ministère girondin dont son pédant époux faisait partie. Elle décrit, non sans colère, l’état d’esprit de ces ministres démocrates sortant du conseil sous l’empire d’une sorte de charme, et racontant qu’ils venaient de voir, non pas, comme ils s’y attendaient, un imbécile abruti par la dépravation du trône, mais un homme simple, au courant de tout, sachant les précédens de toutes les questions, tous les faits, tous les noms propres, tous les traités de la France avec l’étranger, et parlant de toutes ces matières, dont ils ne savaient pas, eux, le premier mot, avec naturel et bonhomie. Impatientée de songer au contraste que devait faire cette aisance princière avec la raideur toujours rogue de ses amis, elle s’écriait : « Mais ne voyez-vous pas qu’il faudrait être né idiot pour paraître un sot dans sa position[1] ? »

Pareille scène a dû se renouveler plus d’une fois dans des circonstances moins critiques et entre interlocuteurs mieux faits

  1. Mémoires de Mme Roland, édition publiée par Dauban, p. 350-353.