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Demandez donc à l’Angleterre si, parmi les causes qui ont présidé depuis un demi-siècle au développement merveilleux de sa puissance dans les deux mondes, comme à la transformation paisible de son état social, il ne faut compter pour rien la sage influence de la digne souveraine qui hier encore, après cinquante ans de règne, traversait les rues de sa capitale au milieu des transports de l’enthousiasme populaire. Demandez à la Belgique si ce n’est pas à la politique prudente dont le premier Léopold a transmis au second la tradition qu’elle a dû de conserver sa neutralité intacte au milieu du conflit des ambitions et du choc des armées européennes. Demandez à l’Italie si l’habileté de Victor-Emmanuel n’a été pour rien dans l’établissement de l’unité qui lui est chère et si la disparition de son successeur ne suffirait pas pour ébranler les bases de ce fragile édifice. Demandez à l’Espagne, si ce n’est pas le charme exercé par une mère gracieusement penchée sur un berceau royal qui lui permet de respirer après tant d’orages. Interrogez ces divers États, et vous verrez s’il en est un seul qui réponde que l’existence de cette royauté, même si scrupuleusement constitutionnelle, est indifférente à sa prospérité et à sa grandeur, et si on pourrait l’effacer dès lors comme une quantité négligeable.

Reste à savoir par quel moyen s’exerce une action si peu visible et pourtant sensible, — qu’on ne saisit nulle part et qu’on ne peut contester, — qui se fait respecter sans effort aussi bien des ministres que du parlement lui-même et du pays tout entier, et qui semble se conserver d’autant plus facilement intacte qu’elle ne s’use ni ne s’émousse aux frottemens de la politique quotidienne. Il n’est pas impossible d’en découvrir le secret, mais il le serait davantage de le communiquer avec l’art d’en user au Président élu et irresponsable d’une république : car tout consiste dans une autorité morale venant bien moins du mérite de la personne royale que du caractère de l’institution.

Cette autorité morale du souverain constitutionnel ne tient pas seulement à l’éclat du nom et de la race et au prestige d’un rang supérieur, bien que ce soient là des influences réelles auxquelles les plus grands démocrates ne sont pas les moins sensibles. Il ne s’agit pas non plus de l’attribuer à je ne sais quelle grâce d’étal ou quelle vertu mystique infuses dans le sang royal. Non, il s’agit tout simplement d’appliquer aux princes comme à d’autres la théorie favorite du jour sur l’influence de l’hérédité et du milieu.

Or je ne crois pas que personne puisse contester qu’un intérieur royal est un milieu politique héréditaire où les intérêts qui