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réservait tout naturellement la présidence ; mais qui ne l’aurait, j’en réponds, jamais acceptée dans de pareilles conditions. Ne l’avez-vous pas nommé ? C’est M. Thiers. Je sais pertinemment que l’idée de se décharger sur des ministres de la responsabilité de la politique, avec la conséquence que cette inviolabilité entraîne, lui paraissait odieuse, presque dérisoire. La majorité de l’Assemblée nationale qui s’est séparée de lui ne lui a jamais, même dans son vote final et décisif, demandé autre chose. Nous voulions tout simplement, je le garantis, ne pas avoir affaire à lui dans toutes les discussions, ce qui exposait tout vote qui lui déplaisait à amener une menace de démission, et par suite une crise de gouvernement. Nous le suppliions de nous laisser en face de ministres responsables, avec qui on pût discuter sans qu’une résolution librement émise mît toute la société en péril. C’était l’inviolabilité qu’on lui offrait, et c’est de cela même qu’il n’a jamais voulu, et en y réfléchissant, je trouve qu’étant ce qu’il était, il n’y avait guère de chance qu’il y consentît. Le voit-on se résignant à un rôle de passivité et de silence ? Le voit-on faisant semblant de ne plus même prendre souci de la direction de la politique, disparaissant derrière des ministres dont il aurait fait le cas que chacun sait (ajoutez qu’il ne se serait probablement pas gêné pour le leur témoigner), laissant porter en son nom et sous sa signature des projets dont il aurait désapprouvé le fond, ou, s’il les eût approuvés, dont il n’aurait pas recueilli la popularité et l’honneur ? Le voit-on renonçant, pour défendre ses desseins, à faire usage des ressources merveilleuses de l’éloquence dont il était doué ? La seule pensée n’en paraît pas sérieuse. Aussi bien, on a sous les yeux, comme je l’ai déjà dit, le projet de constitution républicaine qui fut sa disposition testamentaire. On n’y trouvera pas la moindre trace d’une garantie d’inviolabilité quelconque réclamée pour le Président, ni même la plus légère allusion à la question que cette irresponsabilité soulève. C’est tout au plus si une phrase de l’exposé des motifs ne laisse pas supposer que, même devenu Président, il ne renonçait pas à paraître, lui-même, au besoin et le cas échéant, à la tribune d’une assemblée[1].

On dit que M. Gambetta eût été moins difficile et qu’élu Président, il se serait mieux prêté à la fiction constitutionnelle. Je l’ignore : mais je crains bien que, par quelque tressaillement

  1. Voici la phrase qui révèle cette secrète pensée : « Aussi la présence des ministres et quelquefois celle du Président de la République sont-elles nécessaires dans les Chambres qui peuvent forcément devenir une arène où l’on dispute le pouvoir. » Journal officiel du 20 mai 1813, p. 2208.