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prépondérance de l’Empereur, avaient soumis de nouveau le gouvernement prussien à toutes les angoisses du douloureux dilemme devant lequel il demeurait irrésolu depuis le début du siècle. Plus écrasé que jamais, il avait traversé cette nouvelle crise avec moins de liberté et de moyens d’action qu’aucune des précédentes. C’étaient là des causes de stérilité et d’inaction, et l’on ne peut s’étonner qu’elles aient pesé sur les ministres de Frédéric-Guillaume III.

Mais, en même temps, les causes anciennes ou récentes qui avaient déterminé en Prusse l’origine d’un mouvement de rénovation intérieure, l’impulsion puissante que la personnalité de Stein avait imprimée à ce mouvement, ne pouvaient cesser brusquement et ne cessèrent point d’agir.

« Scharnhorst demeure : la flamme sacrée n’est point éteinte, » écrivait Schön au moment de la chute de Stein. Et de fait Scharnhorst ne restait point seulement l’élément actif du ministère, il ne poursuivait pas seulement avec assiduité et succès l’œuvre de la réorganisation militaire ; mais dans cette singulière confusion du gouvernement de Königsberg, il prenait presque le rôle d’un ministre dirigeant. Demeuré le seul représentant et probablement le seul initié de la politique patriotique, il acquérait par là tout naturellement, dans le ministère, un rôle exceptionnel.

C’était lui qui présentait au roi dans les circonstances critiques de la politique extérieure les mémoires décisifs.

Scharnhorst semble avoir pris vis-à-vis de Frédéric-Guillaume une attitude assez analogue à celle de Stein. Il ne réussissait pas à lui faire accepter ses idées ; mais il manœuvrait assez habilement pour leur réserver et leur préparer l’avenir, s’imposant malgré tout au mauvais vouloir et à l’hostilité du monarque, le seul des patriotes qui gardât durant cette période quelque influence sur son esprit ou tout au moins quelque accès auprès de lui.

Il sut tenir dans une situation où Stein eût rompu dix fois, subissant les humiliations et les échecs, la collaboration même de ses adversaires les plus directs que le roi lui imposait, couvrant sa fermeté des dehors de la modestie et de la résignation, soutenu malgré tout par sa foi dans l’œuvre entreprise, sacrifiant tout à ses espérances, tandis que la plupart de ses collaborateurs, découragés et dégoûtés, se dispersaient loin de la Prusse.

Et, de fait, sous cette direction vigoureuse et persévérante, sous la pression de circonstances où l’alternative d’une défense désespérée semblait pouvoir s’imposer d’une heure à l’autre, même aux plus récalcitrans, l’œuvre de la réorganisation militaire ne subissait point ce temps d’arrêt qui paralysait ailleurs l’activité du gouvernement prussien.