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libérale partait d’en haut, du trône même, et non d’en bas. Il semblait donc qu’on n’eût pas à redouter les chocs et les à-coups qui compromettent souvent les crises de cette nature. On avait compté sans la mauvaise volonté de la majorité du personnel gouvernemental. Alexandre II avait cru qu’il pourrait accomplir son œuvre généreuse en conservant les mêmes hommes, et il arriva ainsi que ceux qu’il employait à ses réformes en étaient presque tous adversaires. Il le constata dès le début, en voyant à l’œuvre le comité supérieur qu’il avait chargé de préparer la loi d’émancipation. Pour vaincre les résistances de ce comité, le tsar dut nommer une commission impériale qu’il lui superposa, et ce ne fut pas fini. — « Dans les séances du Conseil de l’empire de janvier et février 1861, qui furent décisives pour la loi d’émancipation, six ministres se rangèrent du côté de l’opposition, sans qu’aucun d’eux ait été mis en demeure de résigner ses fonctions[1]. »

Il en fut de même pour la réorganisation de la justice et de l’instruction publique, pour la création des zemstvos, bref, pour l’ensemble des grandes réformes accomplies de 1861 à 1865. La moitié des ministres étaient hostiles aux lois qu’ils avaient à préparer ou à appliquer, et les fonctionnaires sous leurs ordres profitaient de cette désunion pour n’en faire qu’à leur tête. Selon qu’ils étaient libéraux ou réactionnaires, énergiques ou timides, on vivait en Russie, d’une ville à l’autre, sous les régimes les plus disparates : « Les uns procédaient suivant l’ancienne méthode, les autres suivant la nouvelle. Ici, l’administration se permettait l’arbitraire le plus criant, là, elle tremblait devant l’opinion publique[2]. » Cette mosaïque de systèmes n’était même pas fixe. Dans une même ville, ce qui était permis aujourd’hui était défendu demain. L’administration russe ressemblait à la cour du roi Pétaud, « et cela dans un moment où une grande partie de la nation se trouvait déjà dans un état d’excitation fiévreuse », où « le public s’abandonnait à des espérances absolument sans bornes, obéissait aveuglément à une nuée de publicistes radicaux, et était bercé de l’illusion qu’il n’avait qu’à commander pour que ses désirs fussent satisfaits. » Le remède était beaucoup plus facile à prôner qu’à appliquer. On n’improvise pas du jour au lendemain un personnel gouvernemental et administratif, muni de principes entièrement nouveaux, pour un empire de la taille de la Russie. Mais ce décousu, ces tiraillemens, ce mélange de liberté et de bon plaisir, de faiblesse et de « folle sévérité », selon l’humeur

  1. Von Nicolaus I zu Alexander III.
  2. Ibid.