Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/408

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou un bon que laisser mourir de faim un honnête homme. Mais il n’en est pas moins vrai que c’est là un mode de charité tout à fait défectueux qui très souvent entretient la paresse et, lorsqu’il s’adresse à des enfans, favorise une industrie détestable. Je ne suis pas non plus très frappé de l’argument que donne M. Rod en faveur de l’aumône dans la rue. S’il est partisan de l’aumône ainsi faite, c’est dans l’intérêt du riche, auquel la mendicité donne l’occasion de remplir son devoir envers la misère et auquel il sait gré de déboutonner son paletot par un temps froid. Dans cet ordre d’idées, je ferai remarquer au contraire, car je l’ai observé maintes fois, que ce sont fréquemment des personnes de condition très modeste qui font ainsi la charité dans la rue, sans doute parce qu’elles n’en peuvent point faire d’autre. Mais pour nous, qui déboutonnons des paletots fourrés, si nous descendons dans notre conscience, et si nous nous demandons pour combien entre dans notre générosité l’envie de nous débarrasser d’un importun, la paresse de demander les renseignemens nécessaires, peut-être la crainte en demandant ces renseignemens de nous trouver en présence d’une misère à laquelle nos quelques sous ne sauraient faire face, nous reconnaîtrons que des deux plateaux de la balance celui de la charité n’est pas le plus chargé. Je dirai la même chose des bons de fourneaux distribués par l’intermédiaire d’un portier, ou des mandats de petite somme envoyés à des solliciteurs inconnus. Ce sont là des moyens d’endormir à peu de frais nos scrupules; c’est de l’aumône si l’on veut, ce n’est pas de la charité, car la charité véritable suppose un sacrifice ou un effort.

N’en déplaise à mon généreux confrère Coppée, l’enquête préalable demeure donc le grand principe en matière de charité. Assurément c’est une idée qui n’est, à la prendre d’un certain côté, ni neuve ni originale. Il y a longtemps que l’Assistance publique, les bureaux de bienfaisance et les œuvres qui se bornent à soulager telle ou telle nature de misère pratiquent le système des enquêtes. Un homme dont le nom est demeuré attaché à beaucoup d’idées Ingénieuses en matière de bienfaisance, M. de Gérando, a écrit autrefois un manuel du visiteur. L’idée n’a donc rien de bien nouveau. Ce qui est nouveau et ce qui constitue un grand progrès, c’est la création d’un service qui réponde à cette nécessité et qui soit à la disposition de tous. Une œuvre privée s’en est chargée. Cette œuvre, dont les bureaux sont situés rue du faubourg Saint-Honoré, 170, a réuni, depuis vingt ans qu’elle existe, sur le personnel mendiant de Paris (et il ne s’agit que du personnel épistolaire) 113 000 dossiers[1]. Moyennant une très légère rétribution,

  1. L’Office central de la charité, bien que ce ne soit pas, à proprement parler, le but qu’il poursuit, transmet également à ses souscripteurs des renseignemens sur les demandes qui leur sont adressées. Il a réuni ainsi en trois ans environ 6 000 dossiers, et si on joint ces dossiers aux 113 000 de l’œuvre dont je parle, on voit que la charité n’est exploitée à Paris que parce qu’elle le veut bien.