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son entourage particulier, d’avoir son diocèse dans l’église, sa paroisse dans le diocèse, et ses voisins dans la paroisse.

Pareillement, si le sentiment décidait en dernier ressort des questions métaphysiques, il est à présumer que dans l’église philosophique il y aurait beaucoup de chapelles. Il y aurait même une riche diversité d’hérétiques. Quelques-uns seraient franchement mystiques, et traduiraient simplement leurs croyances religieuses en termes philosophiques. D’autres se laisseraient aller au dilettantisme et à la sentimentalité sceptique. A quel titre pourraient-ils essayer de se convaincre ou de se condamner réciproquement? Leur principe ne leur permet même pas de désavouer les caprices, les extravagances, et ce que j’appellerai le romantisme de la conscience individuelle. Car de quel droit contester à un homme la certitude de son sentiment, encore que raffiné ou bizarre, quand on a fait du sentiment la règle suprême de la certitude? Et alors dans cette anarchie, dans cette bigarrure infiniment variée des sentimens individuels, le besoin d’une discipline ne tarde pas à apparaître, puis à s’imposer. C’est l’heure favorable aux dogmes. Ainsi éclate la contradiction secrète dont souffre toute doctrine qui demande au sentiment, individuel par essence, la révélation de la vérité, universelle par essence. Ne voyons-nous pas que chacun se pique de sentir d’une façon personnelle, et, pour ainsi dire, unique? Mais chacun se pique, au contraire, de croire ce qui est vrai pour tous les esprits et non pour lui seul. Une doctrine du sentiment ne saurait établir, par elle-même, la valeur universelle des vérités qu’elle proclame. Et comme elle se défie de la raison, il reste donc que cette valeur universelle soit fondée sur quelque chose d’extérieur, sur un credo, dont l’origine mystique ne déplaît pas au sentiment.

Ainsi, par une ironie inévitable, le principe se nie lui-même. Ceux qui revendiquent la liberté du sentiment individuel contre le joug uniforme de la raison aboutissent rapidement à s’asservir à une autorité extérieure. C’est la raison, au contraire, qui affranchit. La contrainte qu’elle impose est salutaire. Les élémens individuels dont elle exige le retranchement, préjugés, préventions, legs du passé, résultats de l’éducation, sont autant d’obstacles dans la poursuite du vrai. Descartes, en soumettant tout cela à l’examen le plus rigoureux, prenait le seul chemin qui put mener à la science certaine, et plus tard, à la conduite rationnelle en morale. En quoi consiste en somme le premier principe de sa méthode, sinon à s’efforcer de réaliser le type pur et complet de la raison humaine en un de ses représentans? Identique aux autres par essence, celui qui y parvient obtient pour tous ce qu’il conquiert