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pour lui-même. Les héros de la pensée sont les premiers et les seuls vrais communistes. L’effort rationnel est, lui aussi, une forme admirable d’altruisme, plus rare, non moins belle ni moins féconde qu’aucune autre. Mais une philosophie qui se fonde sur un sentiment, et qui l’admet comme primitif et absolu sans le contrôler par la critique, accepte ainsi en bloc l’héritage trouble et confus du passé. Première concession à la prévention, première méconnaissance du droit souverain de la raison à ne rien admettre pour vrai qu’elle ne juge évident : signe avant-coureur d’autres concessions plus graves qui ne pourront ensuite être refusées. Les doctrines modernes du sentiment et de la croyance se relient par une filiation assez nette aux formes religieuses du mysticisme. La courbe de leur évolution se fermera sans doute par un retour à leurs origines.

Kant, qui n’est pas suspect, je pense, de fanatisme rationaliste, avait appelé l’attention des philosophes du sentiment, assez nombreux de son temps, sur ces conséquences évidentes de leur doctrine. Que la raison abandonne de ses droits par découragement, par impuissance, ou par humilité, le danger est le même. Ces droits ne restent pas inoccupés. L’autorité s’empare bientôt de la place demeurée vide : la liberté de penser n’est plus entière, et les autres libertés, qui tiennent à celle-là par les liens les plus étroits, sont compromises du même coup. Toute restriction apportée à l’indépendance de la raison dans les hautes régions de la pensée spéculative, se répercute sous forme de réaction, persécution, intolérance, dans le domaine sous-jacent des luttes politiques, économiques et sociales. Tel qui croit faire œuvre sainte en plaçant la morale hors de la portée d’une analyse trop hardie, contribue, sans le vouloir, à retarder les progrès de la justice qu’il invoque. Car qui fixera la limite de ce qu’il faut protéger contre le libre examen? Les orthodoxies n’ont-elles pas toujours protesté qu’elles accordaient la liberté du bien? Elles ne proscrivent que les « mauvaises » doctrines. Mais une philosophie qui ne peut plus être que bien pensante a déjà cessé d’exister. La seule idée d’une vérité privilégiée, fût-ce la vérité morale, est injurieuse et funeste à cette vérité même que l’on veut protéger.


LEVY-BRUHL.