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les démêlait les uns des autres : c’était du gris sur du gris. Les circonstances le voulaient peut-être ainsi. Quand on songe au nombre et à la qualité des hommes qui se sont transmis à la course le flambeau blafard du pouvoir, il faut bien croire qu’une fatalité politique pesait sur eux. Que de talens, que de mérites divers ! Et toute cette diversité se ramenait, sous prétexte de concentration républicaine, à une uniformité dont un autre Lamartine, si nous l’avions, n’aurait pas manqué de dire que la France s’ennuyait. Pour résumer cette période de notre histoire, on peut dire que les ministères n’y avaient ni caractère propre, ni durée.

Les circonstances ne sont plus les mêmes, et les hommes ont pris une autre allure. Ce sera l’honneur de M. Casimir-Perier, quel que soit d’ailleurs l’avenir, d’avoir innové sur le passé et inauguré un gouvernement original, nous voulons dire un gouvernement qui soit lui-même. La séance du 8 mai a été, à ce point de vue, des plus caractéristiques. On y discutait une demande en autorisation de poursuites contre un député de Paris, M. Toussaint, qui est allé à Trignac entretenir une grève, et montrer sa belle voix dont il est plus économe au Palais-Bourbon. Paris et quelques départemens ont élu un certain nombre de députés comme M. Toussaint, dont la seule fonction paraît être de revêtir leurs insignes en province pour faire de l’anti-police entre les grévistes et la gendarmerie. Ces députés n’appartiennent pas à leur circonscription, mais à l’humanité souffrante ; et leur intervention a généralement pour objet, ou du moins pour résultat, de prolonger ses souffrances et de les rendre plus aiguës. S’il y a des rixes, des conflits violens, le député s’y mêle avec son écharpe, qui tient plus ou moins en respect ou en échec le jaune baudrier des gendarmes. Les coups tombent et les arrestations se multiplient autour de lui. Que lui importe : il se croit inviolable et il a été le plus souvent considéré comme tel. Les malheureux qu’il excite sont incarcérés, traduits devant les tribunaux, condamnés ; le député continue paisiblement, — paisiblement pour lui bien entendu, — son colportage d’émeutes. Il se sent protégé par toute la majesté du suffrage universel. Que devient, en présence d’une pareille tolérance ou, pour mieux dire, défaillance de l’action publique, le principe de l’égalité devant la loi ? Il était temps de faire cesser ces scandales à la fois ridicules et odieux. Les députés ont un mandat parfaitement défini par les lois constitutionnelles : ils sont chargés de faire des lois, et aussi de veiller à la direction de la politique générale. Tant pis pour ceux qui en sont incapables ! S’ils ne trouvent pas l’emploi de leur activité au Palais-Bourbon, rien ne les autorise à aller la dépenser en province au service de tel on tel conflit local. Rien non plus ne le leur interdit ; en le faisant, ils usent du droit commun ; mais aussi ils lui appartiennent, et il est inadmissible qu’après avoir poussé les autres à la révolte, ils s’en aillent indemnes