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anciennes, et qui excite, en même temps, contre elle, les rancunes aristocratiques et les haines populaires. C’est ce qu’on appelle, vulgairement, d’un nom qui a fait fortune, la féodalité financière et industrielle. Cette féodalité nouvelle, grandie sur les ruines de l’autre, elle n’a point su, nous dit-on, se justifier par ses services, et elle menace le monde moderne d’un servage autrement lourd que celui de la glèbe seigneuriale.


I

Que, dans les sociétés modernes, la richesse mobilière tende à prédominer sur la richesse foncière, et que cette sorte de révolution économique ait des conséquences sociales multiples, personne ne le voudra contester. Dans la plupart des pays de l’Europe continentale, le capital foncier reste encore égal ou supérieur au capital mobilier ; mais, presque partout, la valeur de la terre demeure stationnaire ou décroît ; ou, si elle augmente encore, elle augmente moins vite que le capital mobilier. Au XVIIIe siècle, la terre était encore, partout, en Angleterre même, la source principale de la richesse ; au XIXe siècle, la valeur de la terre et celle des capitaux se balancent dans maintes régions de l’Occident ; au XXe siècle, la proportion sera renversée, au détriment de la terre, dans tous les pays riches. Déjà, dans la Grande-Bretagne, le sol en culture ne représente plus que la sixième ou la septième partie de la fortune nationale ; les maisons, la propriété bâtie, remportent sur elle. En France, la richesse nationale est estimée, par les statisticiens, à environ 200 milliards ; sur ce chiffre, les terres figurent en gros pour 80 milliards, les constructions pour 40, les valeurs mobilières pour 80 milliards[1]. Les pays relativement pauvres, — l’Italie, l’Espagne, la Hongrie, la Russie, — restent déjà les seuls où la terre et l’agriculture continuent à former la richesse principale. Partout cependant, en Amérique, comme en Europe, dans tous les États du moins qui ne sont pas écrasés par des charges fiscales excessives, la fortune mobilière va sans cesse grossissant, grâce à la fécondité des capitaux, qui tendent indéfiniment à en produire d’autres, par le travail, par l’esprit d’entreprise, par l’épargne.

Comparée à la richesse foncière, la richesse mobilière présente

  1. Voyez, par exemple, M. de Foville : la France économique, p. 519. Je crains que ces chiffres ne soient plutôt trop élevés, notamment pour les terres, dont le revenu n’a cessé de diminuer. Cf. les hypothèses de M. Levasseur sur l’évaluation de la fortune de la France (IIIe volume de la Population Française), reproduites par M. A. Raffalovich : Le marché financier en 1893-1894, appendice XI.