échelle des classes et conditions, mais une hiérarchie des droits et des devoirs, une échelle graduée de patrons et de cliens, le long de laquelle, du haut en bas de la société, du roi au serf, le seigneur doit aide et protection à son vassal, et le vassal, en retour, aide et fidélité à son suzerain. Ce n’est point là, me semble-t-il, le spectacle que nous offrent l’industrie et la finance contemporaines. Où voyons-nous, dans nos usines, cet échange affectueux de mutuels services, cette gradation et cette réciprocité des droits et des devoirs, entre les chefs et les subordonnés ? Où se retrouvent, hélas ! dans nos mines ou dans nos manufactures, la foi et le loyal hommage sur lesquels a reposé, durant des siècles, toute l’Europe féodale ? Et qui oserait dire que les sentimens des ouvriers ou des contremaîtres envers leurs patrons soient ceux de fidèles vassaux envers leur suzerain ? Ce qui manque entre eux, c’est ce qui faisait la force de la féodalité, un lien moral.
Supposez un instant, comme l’imaginait un jour M. Emile Montégut, que la grande industrie, avec la vapeur et les machines, est née au moyen âge. Les rapports du maître et de l’ouvrier eussent été fort différens. C’est alors que le monde eût vu une féodalité industrielle. « Il y aurait eu un chapelain dans les manufactures. Maîtres et ouvriers se fussent agenouillés au pied des mêmes autels. Sous cette influence morale, une hiérarchie du travail se fût organisée, des droits et des devoirs mutuels seraient nés. En retour de l’obéissance et du travail de son serviteur, le maître aurait étendu sur lui sa protection[1]. » Une véritable féodalité industrielle, une hiérarchie des rangs, librement acceptée, n’eût pu en effet se former qu’à l’abri de l’Eglise, sous le couvert de la religion. Ils en ont le sentiment, ceux de nos réformateurs modernes qui veulent baptiser l’usine et christianiser l’industrie. C’est une des choses qui soulèvent contre eux les défiances des masses, impatientes de toute hiérarchie. Quoi qu’il en soit, il suffit de cette supposition de M. Montégut pour faire comprendre à quel point notre société industrielle diffère de la féodalité. Elle n’a rien de ce qui faisait le prix et la vertu du régime féodal, de ce qui, en dépit de tous les abus, l’a fait durer tant de siècles. Elle n’en a ni la valeur morale, ni l’efficacité sociale. Car il y avait un principe spirituel, il y avait une âme dans la féodalité ; et c’est ce qui fait défaut à nos sociétés industrielles, malgré tous les efforts d’hommes généreux pour leur en insuffler une.
Notre société industrielle n’a pas d’âme. Par là, force est bien de le confesser, elle est inférieure à la société féodale. Entre
- ↑ Emile Montégut, Libres opinions morales et philosophiques. p. 165 (De la toute-puissance de l’industrie ; étude publiée dans la Revue du 1er mars 1855.)