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signori'[1]. » Ces Messieurs, c’étaient ceux qui étaient venus joyeusement verser leur sang pour l’Italie à Magenta et à Solferino et pour qui il était allé, avec ses fils, verser du sang italien à Dijon. Calmes bourgeois des petites villes, avocats, professeurs, ingénieurs, fonctionnaires et commerçans vibraient. Les meilleurs amis de la France, des amis éprouvés, n’étaient pas les derniers à protester contre ses agissemens en Tunisie.

Tunis, Tunisi, ces trois syllabes brûlaient toutes les lèvres. Les phrases courroucées partaient comme autant de coups de feu. Les lettres pleuvaient sur les journaux ; des lettres tristes ou furieuses de gens habituellement sages. Mais le trait distinctif du tempérament italien, c’est la réflexion, le goût, l’amour et l’art du calcul. Peu à peu l’Italie se ressaisissait ; peu à peu le sens politique reprenait le dessus et cherchait à s’orienter, à pousser sur une route nouvelle l’opinion publique dévoyée et surexcitée.

Il y avait bien eu, dans tout ce mouvement, quelque chose de spontané, une effervescence naturelle et comme la colère d’un peuple jeune, grisé de ses vingt ans, qui se sent arrêté sur le point de satisfaire un de ses caprices. Mais il y avait aussi, et plus les jours passaient, plus il devait y avoir quelque chose d’artificiel, de « voulu » et de « dirigé ». Le mouvement qui emportait l’Italie loin de la France, les hommes politiques l’avaient d’abord suivi et puis, forçant le pas, ils en prenaient la tête ; l’Italie n’avait fait que s’écarter de la France sans se demander où elle irait ; eux, ils la conduisaient vers les puissances centrales.

Tout ce qui jouait ou désirait jouer un rôle dans la politique disait, sur cette question capitale, son mot plus ou moins hostile à la France, favorable, pour mille motifs, à l’Autriche et à l’Allemagne. Après avoir été un gros incident de politique extérieure, l’affaire de Tunis devenait un gros instrument de politique intérieure italienne. L’opposition de toutes nuances s’en emparait contre le ministère, contre Depretis qui avait remplacé Cairoli. C’était un cabinet plutôt de gauche. La droite et le centre accusaient les sympathies secrètes de Depretis et de son gouvernement pour la France républicaine. Mais que recevait-on de la République ? Des offenses. Et que pouvait-on attendre d’elle ? Des querelles, des troubles, le désordre au dedans et au dehors. Aucune stabilité : des groupes qui se dévoraient entre eux ; toujours la fringale révolutionnaire : Saturne mangeait ses enfans. On ne pouvait négocier sérieusement avec elle, car elle n’était pas la même aujourd’hui qu’hier, et, demain, elle ne serait pas la même

  1. Paroles de Garibaldi à Achille Fazzari — 28 mars 1882. — Chiala, p. 296. Voyez les lettres du général, antérieures à cet entretien, ibid., pp. 18 et 72.