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qu’aujourd’hui. Hier, elle s’appelait Mac-Mahon et le duc de Broglie, aujourd’hui Gambetta et, demain, qui sait ? Tantôt la rouge, tantôt la noire, mais jamais autre chose que la noire ou la rouge. Ce qu’on ne voyait que trop, c’est qu’elle se ruait aux abîmes ; une fois sur le bord, elle ouvrirait les yeux, se rejetterait violemment en arrière, et alors, à qui s’accrocherait-elle ? Déjà elle étendait la main vers l’Italie. Mais l’Italie était loyaliste, royaliste, et voulait le rester. Elle naissait, elle renaissait à peine ; elle se refusait à partager le sort de cette nation vieillie et dont les destinées étaient accomplies, qui finissait ou finirait dans un accès de folie sénile. Bien plutôt elle irait s’asseoir, se reposer au pied de ces chênes aux profondes racines, de ces dynasties séculaires, les Habsbourg, les Hohenzollern, qui croissaient encore, mais ne changeaient point, et là, dans la paix et dans l’abondance, sous leur ombre que réchaufferait et illuminerait son soleil, elle filerait pastoralement la quenouille de sa fortune.

C’était là qu’il fallait aller, vers l’Autriche et l’Allemagne unies pour le bien de l’Europe ; il fallait y aller tout de suite, délibérément, sans hésitation, sans regrets. Mais M. Depretisne savait pas se résoudre, semblait hésiter et regretter. Aussi, comme on le harcelait, dans son propre journal, le Popolo romano ! Comme on harcelait M. Mancini, ministre des Affaires étrangères, dans son journal, le Diritto ! Et les adversaires, comme ils s’agitaient ! Un jeune homme qui donnait de belles espérances, M. Sidney Sonnino, menait l’assaut dans la Rassegna settimanale. Les lecteurs assidus, les assidui, ne se lassaient pas d’écrire, brodant sur ce thème, à la gazette de leur choix : et parmi eux, des personnages connus dans la diplomatie, les lettres, la vie parlementaire, M. Luzzatti, M. Carlo Cadorna, le sénateur Caracciolo di Bella. Tout servait de prétexte à une épître, longue ou courte, mais bien sentie. La fameuse sortie de Gambetta, à l’Elysée-Ménilmontant, au cours de la période électorale, le passage où il invoquait pour l’Alsace-Lorraine « l’heure de la justice », cet air de bravoure oratoire franchissait les Alpes et y déchaînait une tempête.

Est-ce que le lendemain était assuré, avec des gens qui espéraient en des retours de « la justice Immanente » ? N’étaient-ils pas capables, si la justice ; tardait, de courir, armés, au-devant d’elle et de la contraindre par la force ? Conclusion, toujours la même où l’on arrivait par d’autres chemins : — tous les chemins menaient à Berlin, — l’Italie qui voulait la paix, qui avait besoin de la paix, devait aller la chercher là où elle résidait : en Allemagne et en Autriche.

Cependant, M. Depretis était comme un homme pris au