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milieu d’un tourbillon. Pris, mais non pas perdu. On ne lui avait pas ôté sa boussole, mais on la tirait de la boîte accoutumée, on la secouait, et l’aiguille, loin de marquer le nord politique, tournait en tous sens et ne se fixait pas. Le président du conseil italien, parfait routier de Parlement et parfait philosophe pratique, plein d’expérience et d’expédiens, merveilleusement souple, indécis dans l’allure ou jouant l’indécision, comparé par les uns à Nestor, par d’autres au renard, surnommé pompeusement Fabius Cunctator ou familièrement « le vieux de Stradella », était un partisan, pas même déclaré, — à quoi bon ? se déclarer, c’est se compromettre, — mais un partisan convaincu, l’adepte, le champion de l’ancienne manière florentine : Gagner du temps, jouir du bénéfice du temps : Godere il benefizio del tempo. Ce n’est pas à lui qu’un novateur, un brouillon, un Lapo da Castiglionchio[1] eût pu adresser sa harangue et soutenir que « rien ne nuit tant au temps que le temps ». Avec le temps, il se flattait de modifier les circonstances, comme, avec le temps et une volonté d’autant plus efficace qu’elle se cachait et qu’on ne la soupçonnait pas, il transformait et mêlait les partis. Tout ce qu’il touchait se dénaturait ou, du moins se décolorait ; c’était chez lui une faculté singulière : il ne lui fallait que du temps ; pour la patience, il en avait provision. C’était l’homme d’Etat infiniment patient, infiniment prudent, qui ne connaissait qu’une seule faute : se presser, et ne redoutait qu’un seul malheur : être pressé. On devine dans quelles perplexités le plongea, au lendemain des affaires de Tunis, l’opinion publique italienne qui prenait le galop et chargeait. La politique d’imagination rapide et d’exécution immédiate n’était pas du tout la sienne ; non qu’il en eût pour bien longtemps à se dépouiller de ses opinions et de ses scrupules, mais parce qu’il avait au préalable des rideaux et de doubles rideaux à tirer. Il se peut que ses sympathies, ainsi qu’on le lui reprochait, fussent plutôt du côté de la France, mais elles n’étaient pas assez fortes pour que, avec du temps, il ne fût pas certain d’en triompher.

Aux Affaires étrangères, M. Mancini, professeur et jurisconsulte éminent, célèbre par ses travaux dans plusieurs branches du droit, surtout dans le droit civil : ingegno straordinario, dit de lui M. Chiala, ce qui a pour équivalent en français « esprit supérieur » et c’était un esprit supérieur, en effet, quoiqu’il eût la forme un peu solennelle et qu’il abusât un peu de la parole au gré de M. Depretis : plus orateur que diplomate, moins homme d’Etat qu’homme de barre, de chaire ou de tribune, somme toute,

  1. Machiavel, Istorie florentine, III, IX.