Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/587

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prix ? quelle est la contribution de l’Italie aux sacrifices dont l’Europe l’a payée ? Est-ce, en vérité, cette paix-là, cette paix entrecoupée d’angoisses et achetée par la ruine générale, dont l’Italie avait besoin et que l’Europe souhaitait ?

Est-ce la paix féconde, maternelle aux jeunes nations, que l’Italie s’était promise ? Ne remontons pas jusqu’aux temps des fiançailles, jusqu’aux jours de ferveur, où l’on faisait joyeusement sonner toutes les rimes, qui sont italiennes comme elles sont françaises, qui sont latines : gloire et victoire, prouesse, liesse, richesse et largesse ; où l’on disait : « La Triple-Alliance nous donnera la paix, qui permettra d’améliorer l’administration, l’organisation intérieure, l’armée, la marine, de développer les ressources économiques, notamment l’agriculture, dans laquelle, malgré le beau ciel d’Italie, il y a beaucoup à faire[1]. » Rappelons seulement les jours d’espérance plus calme et d’affection plus rassise, après la conclusion de l’alliance. (Comme dit une vieille chanson française, grande est la différence entre le mariage et l’amour ! ) La paix que l’on a constituée en dot à l’Italie, au lendemain de la signature, est-ce la paix nourricière qui fait vivre ? Il serait cruel et, du reste, il est devenu banal d’insister. « Que Dieu bénisse cette œuvre de paix ! » s’écriait le prince Henri VII de Reuss, en apposant, au nom de l’Allemagne, son paraphe sur le traité. Et que les peuples lui rendent grâce pour les centaines de millions dont elle grossit inutilement leur budget !

« Si les Français voulaient être raisonnables », — mais M. Chiala craint qu’ils ne sachent pas l’être, au moins la plupart d’entre eux[2], — ils reconnaîtraient que l’Italie, en s’alliant à l’Allemagne, ne désirait nullement s’aliéner la France ». Elle retenait cette partie de la formule de M. Depretis : « Bons rapports avec tout le monde » ; sans doute elle renversait l’ordre et de la proposition principale elle faisait une incidente, mais dans les « bons rapports » elle comprenait « l’épée de l’Allemagne et l’or de la France ». Elle ne voyait pas pourquoi ceci devrait exclure cela. De son côté, la France — qui ne veut pas être raisonnable — s’obstine à ne pas voir comment ceci eût pu accompagner cela. Les points de vue sont différens, car les cerveaux sont dissemblables. L’Italien n’a pas de cloisons dans l’esprit, le Français classe tout (c’est à certains égards une infériorité) en catégories qui jamais ne se mêlent. Pour le Français, on ne peut être que contre lui ou avec lui, mais non pas tout ensemble avec et contre lui ou, ce qui revient au même, avec ses ennemis et avec lui. Qu’il soit possible de nourrir, d’entretenir sans préférence cette bienveillance double, non, la plupart des

  1. Chiala, p. 122.
  2. Chiala, p. 359.