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religieuse, c’est leur affaire. Que l’apologiste leur réponde, c’est son devoir. Les mandataires d’une république moderne n’ont pas à connaître ces controverses, ils n’ont pas à légiférer pour les états d’esprit qui pourront se produire au prochain siècle. Ils ont à constater et à satisfaire des besoins actuels, dans l’ordre religieux « comme dans les autres services publics auxquels ils sont préposés. Leur tâche est accomplie si la machine usuelle roule exactement sous leur main, si cette main arrête les zélotes qui tenteraient d’excéder un droit légitime, les brouillons qui voudraient contrarier l’exercice de ce droit.

Je n’ignore point que cet humble programme paraîtra singulièrement réaliste et méprisable aux esprits enflammés. Il est certain qu’on obtient de plus sûrs effets oratoires en promettant de recréer l’âme d’un peuple, de rétablir le règne de Dieu ou d’émanciper la pensée humaine. Si d’aventure un Salomon ou un Marc-Aurèle repasse sur nos boulevards, on pourra lui demander de nous refaire une charpente morale ; ce sera à voir. Mais j’estime que l’on court de trop grands risques en confiant ce sacerdoce aux honorables citoyens réunis par hasard dans le ministère de ce matin, qui ne sera peut-être plus le ministère de demain. Nul ne sait quel évangile ils nous imposeraient, quel autre plairait mieux à leurs successeurs. Il est plus prudent de ne leur demander rien de semblable, de les considérer comme une force de police, infidèle à sa consigne dès qu’elle se met à trop penser, et de ne compter, pour refaire la charpente morale, que sur nous-mêmes, ou sur les guides spirituels dont chacun accepte volontairement l’autorité. Nos hommes d’Etat peuvent se tailler d’avance une statue assez belle sans toucher à la théologie ; le pays les conjure de surseoir aux débats religieux, pour lui donner des accommodemens équitables dans les conflits sociaux, des budgets mieux répartis et mieux équilibrés, un empire colonial organisé, une diplomatie heureuse dans ses négociations. Celui qui répondrait à cette attente, le pays l’applaudirait sans se soucier de savoir s’il est dévot ou libertin.

Ces vœux ingénus feront sourire. Le mal byzantin est si invétéré chez nos Bleus et nos Verts que personne n’espère plus les voir renoncer à leurs exercices de prédilection. Je reconnais qu’il est cruel de vouloir leur interdire un terrain merveilleusement choisi pour s’y porter les coups fourrés du parlementarisme. Et je sais aussi qu’il existe, en dehors des gens habiles échauffés sur la religion par machiavélisme politique, de véritables vocations contrariées, des âmes d’inquisiteurs égarées dans notre siècle et parfois dans l’athéisme, âmes brûlantes de plus de feux qu’elles