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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/867

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fastueux et débauché, gueux manquant de pain, scribe au Mont-de-Piété, besoigneux nourri par un de ses anciens domestiques, journaliste, pamphlétaire, philosophe, fondateur de religion, à peu près dieu après sa mort, il n’est aucune situation de fortune qu’il n’ait traversée, ni forme d’existence qu’il n’ait prise. Il a beaucoup souffert ; mais il n’a pas dû s’ennuyer ; d’autant plus qu’en quelque état qu’il fût, il pensait toujours.

Incohérence dans le caractère. Auguste Comte l’a représenté tour à tour comme le premier des hommes et approximativement comme le dernier. C’était selon l’humeur de Comte ; mais c’était aussi, dans les deux cas, selon la vérité. Saint-Simon fut un sage, un insensé, un vertueux et un vicieux, toujours dans les extrêmes, sauf quand il était dans l’entre-deux, courtement, aux époques ou plutôt aux heures de transition. C’était un Protée ; mais non pas le Protée de la Fable, qui est gouailleur, un Protée sérieux, qui croyait toujours être fidèle à lui-même, et qui, par exemple, quand, misérable, il se rappelait sa vie de fastueux désordres, assurait et croyait peut-être que c’était une expérience, indispensable au sociologue, qu’il avait instituée sur lui-même ; — et peut-être n’était-ce pas tout à fait faux.

Incohérence dans les idées de détail. Bonapartiste ? Républicain ? Royaliste ? (si l’on me permet d’appeler pareilles questions choses de détail) il ne saurait vous dire ce qu’il a été en ceci, ayant tour à tour dit qu’il fallait tailler le mont Saint-Bernard pour en faire une statue de Napoléon et traité Bonaparte de fou furieux, ce qui du reste est arrivé à quelques autres qui n’ont fondé aucune religion. Parlementaire ou absolutiste ? On peut trouver en lui quelque chose des deux systèmes. Aristocrate ou démocrate ? Beaucoup plutôt aristocrate, comme nous le verrons ; mais aristocrate socialiste, comme nous dirions, et qui ne songe qu’à l’amélioration de la classe pauvre, et qui du reste ne sait pas trop de quelle sorte d’aristocratisme il est partisan.

Fixité de l’idée maîtresse, nous voilà au point solide. Saint-Simon est désordre dans toutes ses pensées et monomanie dans sa pensée centrale. Il a toujours voulu une même certaine chose : établir dans le monde, ou au moins en Europe, ou au moins en France, un nouveau pouvoir spirituel. — Il ne peut pas se passer d’un pouvoir spirituel, et il n’admet pas qu’on s’en puisse passer. L’ancien a disparu, ou disparaît, ou doit disparaître ; il en faut un nouveau. Il l’a cherché toute sa vie. Toutes ses idées, quelque bizarres, désordonnées, quelque incomplètes aussi, avortées, ou quittées aussitôt que conçues et démenties aussitôt qu’exprimées, qu’elles aient été, gravitent autour de ce principe, de ce vœu, de cette volonté et de ce besoin. Dès qu’il a pris la parole, ç’a été pour