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réussir à moitié c’est le contraire de réussir ; car ce dont il s’agit c’est d’établir un pouvoir spirituel, et n’arriver, à côté du pouvoir spirituel ancien, qu’à en mettre un autre, ce n’est pas établir un pouvoir spirituel, c’est briser ce qui en reste. Il y avait avant Luther une religion en Europe, une religion qui n’était plus ce qu’elle avait été, et qui n’avait jamais été ce qu’elle devait être, mais enfin une religion ; après Luther, il y en a plusieurs ; cela suffit ; il n’y a plus de pouvoir spirituel ; il y a simplement diverses façons de se réunir pour s’occuper de choses divines ; il y a un certain nombre d’académies théologiques. Bataille perdue ; que Luther a perdue comme ceux qu’il a vaincus à moitié, parce que vaincre à moitié ou être vaincu à moitié, en cette affaire, c’était toujours perdre la bataille.

Voilà ce que Saint-Simon entend quand il estime Luther réactionnaire et ultra-catholique. Il estime que la Réforme a été un mouvement qui a abouti à une régression. Et voyez, ajoute-t-il, les conséquences politiques de cette erreur. L’Europe, plus tard ce sera le monde, tend à l’unité. Elle l’avait, spirituellement, au moyen âge, plus ou moins imparfaitement, mais elle l’avait de manière au moins à y trouver une certaine satisfaction à ses in stincts et à ses besoins d’unité. Dès qu’elle n’a plus eu l’unité spirituelle, elle a tendu à l’unité temporelle. Les guerres pour la monarchie universelle datent de ce temps-là et pour cette cause (il y a, à cela, d’autres raisons ; mais c’est la raison que Saint-Simon en voit). L’Europe se groupait autour d’une idée ; tant qu’un pouvoir spirituel ne sera pas rétabli, elle n’aura pas de très fortes répugnances à se grouper autour d’un Charlemagne ; ou elle aura des raisons de le créer ou d’y acquiescer ; ou le Charlemagne aura des raisons, et point mauvaises, à faire valoir.

Telle est l’histoire de la disparition du pouvoir spirituel en Europe et des conséquences de cette disparition.

Et maintenant, sous la Restauration, vers 1820, quelle est la situation ? Nous ne sommes pas sortis de l’ancien système (antérieur à 1789). Les légistes régnaient, ils règnent ; les nobles étaient des courtisans, ils le sont ; les prêtres étaient des officiers de morale sans autorité réelle sur les âmes, surtout sans pouvoir de direction sur l’ensemble de la société, ils le sont encore. Parfaite anarchie morale et intellectuelle du reste. Qui donnerait l’impulsion, et qui guiderait ? Les légistes des chambres délibérantes ? Ils sont les dignes successeurs de leurs anciens, ou serviteurs du pouvoir, ou serviteurs de leurs appétits. C’est ici le pays de l’ambition stérile. Les hommes de lettres ? Ou ils sont des hommes politiques et participent de la nature de ceux que nous venons de dire, ou ils sont des artistes parfaitement ignorans des