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de Saint-Simon ce n’est pas de ce socialisme-là que nous avons à parler.


V

Quand on cherche à résumer les idées de Saint-Simon en morale, en politique, en sociologie, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas très différentes de celles d’un féodal philanthrope, et qu’il a eu des conceptions assez analogues à celles d’un Fénelon, d’un abbé de Saint-Pierre, d’un marquis d’Argenson. Sa vraie originalité est son rêve d’établissement d’un pouvoir spirituel. Il est bien le premier qui ait fait et poussé loin ce projet qui fut la préoccupation principale d’un grand nombre d’hommes immédiatement après lui. Extrêmement conservateur à travers toutes ses témérités et ses incartades, il n’a pas pu voir disparaître l’ancien pouvoir spirituel sans croire à la nécessité absolue d’en élever un autre et un autre tout semblable au fond à ce qu’était l’ancien. L’ancien était un collège de savans, de clercs, la prépondérance attribuée à ceux qui savent ; le nouveau devrait être un clergé de savans, la prépondérance attribuée à la science et à ceux qui la possèdent. Au fond la révolution qu’il rêvait était une restauration. Mais cette idée, qui du reste était grande, il est le premier qui fait conçue, exprimée et soutenue avec une ténacité extraordinaire. Autour de lui Chateaubriand, de Maistre, de Bonald, rêvaient et prêchaient le maintien pur et simple du pouvoir spirituel ancien ; Ballanche, et après lui tous ceux qu’on a appelés catholiques libéraux, voulaient le maintien du pouvoir spirituel ancien, mais accommodé plus ou moins aux besoins intellectuels et au tour d’esprit nouveau.

Seul Saint-Simon voulait un pouvoir spirituel nouveau, créé de toutes pièces et animé d’un esprit absolument moderne. En même temps qu’un clergé nouveau, c’était bien une religion nouvelle qu’il instituait. Ses successeurs immédiats, Comte d’un côté, les saint-simoniens de l’autre, furent tellement pénétrés de cette pensée, que, l’un et les autres, ils fondèrent de véritables religions, très différentes du reste et entre elles et de celle que Saint-Simon lui-même aurait établie ; mais ils furent également possédés de l’idée d’un pouvoir spirituel à établir parmi les hommes. — En dehors de ses successeurs immédiats, l’idée de la nécessité d’un pouvoir spirituel a été embrassée par les Lamennais, les Quinet, et, qu’on le remarque bien, par Cousin et les philosophes universitaires eux-mêmes. Au milieu de l’anarchie intellectuelle du XIXe siècle, et précisément à cause d’elle et pour la corriger, cette idée s’est développée, a grandi, a pris des forces, a tenté et séduit une foule d’esprits, extrêmement différens du reste. Elle à