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littérature avec laquelle toute notre société polie fut pendant deux siècles familière, et qui nous est aujourd’hui profondément inconnue. De pareilles tentatives répondent au besoin qui s’impose aux littératures d’origine latine d’organiser, en quelque manière, l’union pour la résistance ; mais il est clair que le moment serait mal choisi pour supprimer ou même pour affaiblir chez nous l’étude du latin.

Telle est, en effet, la question qui est engagée dans cette question pédagogique : ce n’est rien de moins que celle de l’intégrité de notre génie. Il s’agit de savoir si la tradition, qui, en dépit des influences venues de toutes parts, du changement des mœurs et des révolutions, s’est maintenue jusqu’aujourd’hui, sera brusquement interrompue. C’est ce qui arriverait le jour où le latin, chez nous, ne serait plus enseignent pareillement le jour où l’étude en serait réservée à une petite élite, comme celle de l’hébreu et du sanscrit. Il nous faudrait aussitôt renoncer à tout notre patrimoine littéraire ; la langue et les idées, tout chez nos grands écrivains nous deviendrait aussi bien incompréhensible. Corneille et Bossuet nous paraîtraient plus surannés que ne paraissent actuellement Froissart et Jean de Meung. Une page de Voltaire, des vers de Hugo, devraient être traduits comme un texte étranger. Que résulterait-il d’ailleurs de cette scission avec tout notre passé littéraire ? On ne peut même l’imaginer, attendu que le développement normal d’une littérature est fait de ce qui du passé survit dans le présent et prépare l’avenir.

Toutes ces raisons font que si la suppression des études latines en France nous paraîtrait une faute sans excuse, à vrai dire nous ne craignons pas qu’elle soit jamais un fait accompli. On n’a pas attendu la date d’aujourd’hui pour gémir sur la vanité de la culture classique, et il n’a pas manqué de réformateurs pour déclarer qu’elle n’était plus en rapport avec les besoins de l’esprit moderne. A de certaines heures de notre histoire, ces études ont été supprimées temporairement. Après quoi on s’est hâté de les rétablir, frappé qu’on a été de la nécessité de les conserver comme base et fondement indispensable de notre propre littérature. La conclusion s’impose. C’est que si ces études doivent être conservées, on doit pareillement souhaiter qu’elles soient le plus florissantes qu’il se pourra, et chercher par tous les moyens à réveiller le goût des élèves.et le zèle des maîtres. Ce qui serait le plus fâcheux, ce serait, en les laissant subsister, de faire peser sur elles une sorte de discrédit. La suppression de la composition latine serait interprétée en ce sens. Et c’est pourquoi les membres du Conseil supérieur hésiteront sans doute à s’y résigner ; car s’il est juste de maintenir l’enseignement du latin, c’est à condition de ne pas renoncer, l’un après l’autre, à tous les moyens dont on dispose pour l’enseigner.


RENE DOUMIC.