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n’étaient pas cannibales à l’origine, le sont devenues à mesure que la nourriture se faisait plus rare. Dans plusieurs pays, on trouve aujourd’hui à l’état sauvage des tribus qui eurent autrefois une certaine civilisation. Quelques-unes possèdent encore des instrumens dont elles ne savent plus faire l’usage qu’en faisaient leurs aïeux. Les Tasmaniens avaient des baguettes destinées à faire du feu et ignoraient même le but de cet instrument, conservé par tradition. Dans les coutumes religieuses et sociales d’un grand nombre de tribus actuelles de l’Australie, les observateurs ont reconnu des usages divers qui ne purent naître qu’à une époque où ces populations avaient atteint un certain degré de développement, bien supérieur à celui qu’elles présentent de nos jours. La déchéance est aussi fréquente dans les races que le progrès. On peut même ajouter qu’en général une race qui n’avance pas recule. Elle a donc un chemin plus long et plus pénible à faire pour remonter.

Les missions chrétiennes ont rendu l’immense service d’adoucir les mœurs. Sous le rapport religieux, elles n’ont pas toujours réussi ; elles ont souvent porté chez les noirs des préjugés nouveaux et des superstitions nouvelles. D’autre part, comment enseigner aux sauvages une « morale indépendante » et philosophique, qui serait au-dessus de leur compréhension ? Le problème de la moralisation des sauvages dans leur propre pays est un des plus difficiles à résoudre. Mais, quelle que soit la religion qui se répandra le plus, on n’en prévoit pas moins le moment où tous les peuples sauvages auront acquis un certain degré de civilisation relative. Les fameux Maoris, ces anciens cannibales, en sont un des plus récens exemples. Aujourd’hui, les voyageurs nous représentent leur pays comme un paradis terrestre[1].

  1. Quand le christianisme pénétra chez eux, il y a quatre-vingts ans, la population était près de trois fois supérieure. Leur grand nombre les obligeait à batailler opiniâtrement, et leurs perpétuelles guerres de tribu à tribu faisaient de la vigueur physique la première des qualités. Aujourd’hui, leurs mœurs sont très douces ; leur organisation sociale donne à chacun sa part dans la richesse commune. Point d’ivrognerie habituelle, grâce à la proscription des liqueurs fortes ; ni mendicité, ni prostitution. Pas d’emprisonnement pénal : l’amende et la restitution. Ni fort, ni prison, pas un être moralement dégradé. Les Maoris se mettent rarement en colère et, s’ils sont irrités, leur plus grosse insulte est de s’appeler chat, bœuf, chien ou mouton. M. Frederick Moss, dans la Forthnightly Review, nous montre la population se rendant aux offices, les hommes avec des vêtemens confectionnés à la dernière mode d’Angleterre, les femmes couvertes de dentelles en imitation, de bijouterie fausse et de fleurs artificielles, les uns et les autres sans souliers. Le dimanche se passe presque tout entier en prières. En somme, le résultat moral et religieux est des plus remarquables ; mais, par une loi qui semble partout se vérifier, depuis que la paix et la civilisation ont répandu leurs bienfaits sur les farouches Maoris, ils se sont mystérieusement atrophiés : leur population s’est réduite des deux tiers, et eux-mêmes semblent envisager comme une conclusion fatale l’extinction de leur orgueilleuse race. — L’auteur de cette étude, en Anglais pratique, invite ses compatriotes à mettre la main sur ces îles fortunées, d’un climat tempéré et sain, qui sont situées, comme on sait, aux antipodes de la France.