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jamais ses sentimens, si bien que la pauvre fille se fit sœur de charité et qu’il ne devait plus la revoir. L’absence révéla au jeune homme toute l’étendue du sentiment qu’il éprouvait au fond pour cette Jenny, brunette au teint ambré (bruneto, palinello), aperçue un jour chez des amis, vêtue d’une robe couleur grenat, en prière, au bord d’un chemin, devant un oratoire, psalmodiant un vieux cantique : ainsi Pétrarque avisait Laure le Vendredi Saint de l’année 1326 dans l’église de Sainte-Glaire, vers la rue de la Masse, en Avignon. Jenny à la robe couleur de grenade devint la Zani de la Grenade entr’ouverte (la Mióugrano entreduberto) et Aubanel s’intitula le poète de la Mióugrano, prenant pour devise, comme au bon vieux temps du culte des dames du domnei : Quau canto, soun mau encanto (Qui chante, son mal enchante).

La Grenade d’ Aubanel, — avec ses trois divisions, en livre de l’Amour, de l’Entre-lueur et de la Mort, rappelant celles du Canzoniere de Pétrarque en Rimes sur la vie et rimes sur la mort, — fait assez bonne figure près de ce dernier, dont l’influence y est d’ailleurs partout présente. C’est le livre de la mort qui nous semble l’emporter en général pour la sincérité de l’accent et le naturel des sentimens. La pièce de la Toussaint a des traits d’une mélancolie pénétrante sur les misères des pauvres gens, à travers la Provence dénudée et noyée par la bise et les pluies d’hiver. L’ironie macabre du Treizain, où l’adolescent qui nargue la mort est emporté par elle, comme treizième à table ; celle surtout des Bijoux de la Morte, dont la fiancée du veuf pare ses bras et ses seins de jeunette, en minaudant devant la glace, après avoir « curé l’armoire » de la morte couchée là-bas dans son suaire depuis six mois ; ou celle encore de la Blouse noire, toute neuve où se pavane, en riant devant ses camarades jaloux, le pauvre petit orphelin qui croit que sa mère « blanche et toujours belle, dort », sont de la plus pure veine de Jasmin. Nous goûtons fort aussi la farouche âpreté de Puella (la Pieucello) à laquelle son père, maudissant les marchandages du débauché, dit mélancoliquement de coudre sans repos près de lui, malade, et de ses petites sœurs affamées, de coudre jusqu’à en mourir avec eux ; ou encore dans l’Entre-lueur le petit tableau de genre intitulé les Tireuses de soie, d’une grâce espiègle, avec le dernier trait : « Belles filles, la belle vie ! Cependant que vous travaillez, pour voir si vous êtes jolies, de temps en temps vous vous mirez », lequel est bien pris sur le vif. Fouillez plutôt dans les tiroirs des petites ouvrières de l’imprimerie Aubanel ou de toute autre.

Quant au Livre de l’Amour, nous ne saurions l’admirer en bloc. Sans parler de quelques morceaux vraiment faibles comme le