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soi-disant ici par la main de Jules II, en face du Parnasse et de la Dispute ? Vous seriez pourtant bien embarrassé de me produire à cet égard un témoignage quelconque du XVIe ou même du XVIIe siècle !… J’en suis fâché pour votre légende, mais elle est une pure fiction, l’invention vraiment plaisante de quelques écrivains tout modernes. Ce nom, bizarre à première vue, de Camera signaturæ les rendait perplexes, ne leur disait rien qui vaille, et ils ont aussitôt dressé leur hypothèse en conséquence : Jules II devait venir « de temps en temps » dans cette chambre pour y signer des brefs et des bulles. D’aucuns, ayant vaguement entendu parler quelque part de signatura gratiæ, ont mieux aimé dire : pour y signer des grâces. Personne ne s’est demandé pour quelle raison, par suite de quelle nécessité, le vieux pontife se serait ainsi dérangé chaque fois et transporté dans une salle ad hoc afin de s’acquitter d’une besogne qu’il pouvait tout aussi bien, ou même mieux, accomplir dans son cabinet de travail ?… Si cependant ces messieurs se fussent avisés d’ouvrir le premier livre venu sur la Curie romaine, ils auraient bien vite fait la découverte que la Signatura a été, de temps immémorial, le nom d’un grand tribunal ecclésiastique, le nom de la cour suprême d’appel et de cassation pour les arrêts de la Rota, de la Dataria, de la Camera Apostolica, etc. Les cardinaux les plus illustres ont à diverses époques fait partie de cette suprême cour : les plus grands papes y ont fait leur stage. Vers la fin du XVe siècle, sous le règne d’Innocent VIII, elle fut divisée en deux chambres distinctes : une Signatura justitiæ et une Signatura gratiæ ; cette dernière avait à connaître de certains cas exceptionnels qui, par leur caractère compliqué et anormal, échappaient aux règles établies de justice ou d’équité et ne pouvaient être résolus que par la grâce souveraine du pontife. Les deux Signatures avaient leur siège obligé au palais apostolique ; l’une s’y réunissait le mardi, et l’autre le jeudi de chaque semaine ; mais tandis que la Signatura justitiæ était présidée par un cardinal-préfet et prenait ses décisions en toute indépendance, la Signatura gratiæ, composée généralement du même personnel, ne pouvait délibérer qu’en présence du pape et n’avait jamais que voix consultative… Voilà, cher monsieur, ce que les faiseurs d’hypothèses auraient appris s’ils avaient eu la pensée de consulter Gomesius, Danielli, le cardinal de Lucca, la Prattica della Curia romana, ou seulement l’excellent dictionnaire de Moroni sub verbo ; et ils auraient alors trouvé tout simple que Jules II, au moment de quitter l’appartamento Borgia et de s’installer dans les « Chambres supérieures » au second étage, ait affecté une des Stances à cette haute cour de justice qui était inséparable de la personne du pape.