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… Le chanoine s’arrêta ici et, me lançant un de ses fins regards, sembla jouir discrètement de ma confusion qui était grande, j’en conviens. Il tira ensuite de sa poche une tabatière en or finement travaillée, la contempla pendant quelques instans avant de l’ouvrir, me la présenta pour la forme, et se régala d’une bonne prise longuement savourée. Puis il continua :


— C’était donc une chambre de tribunal que Raphaël eut pour tâche de décorer ici en 1509, au début de ses travaux du Vatican, et il prit pour modèle aussi un tribunal célèbre à cet égard, celui-là même que son maître Vannucci, le Pérugin, avait illustré de son art quelques années auparavant dans la capitale des Baglioni, et que Jules II a certainement vu et admiré au mois de septembre 1506, alors qu’il est entré dans cette ville en conquérant et y a séjourné pendant plus d’une semaine. Quiconque a passé par Pérouse reconnaîtra facilement les nombreux traits de parenté entre le Cambio et la Segnatura : le plafond à compartimens recouvert en entier d’arabesques et de vastes médaillons sur un fond bleu ou doré ; les grandes allégories de la Justice, de la Prudence, de la Modération et de la Force planant à l’une des parois et formant comme l’enseigne et le memento de l’auguste prétoire ; enfin les héros et les sages de l’Antiquité mis en face des saints et des prophètes de la Bible. Un des plus charmans effets du Cambio est dû, vous vous en souvenez bien, à l’association ingénieuse de la fresque et de la boiserie : les peintures d’en haut forment un contraste on ne peut plus harmonieux avec le décor sombre des stalles et des pupitres en bas de ces mêmes murailles. L’élève du Pérugin n’a eu garde de négliger une combinaison aussi heureuse, et le plus grand des « intarsistes » alors vivans, fra Giovanni da Verona, fut chargé des stalles, des portes et des marqueteries tout autour de la Stanza. Ces divers travaux en bois du frate véronais, dont Vasari fait un éloge enthousiaste, ont malheureusement disparu de bonne heure, — déjà du temps du sac de Rome, très probablement, — et les marqueteries au-dessous des fresques ont été remplacées par les grisailles de Périn del Vaga que vous voyez encore aujourd’hui ; mais il importe de reconstruire par la pensée l’encadrement primitif pour juger de l’aspect de cette chambre à l’époque de Jules II et de Léon X, et de la ressemblance beaucoup plus frappante encore qu’elle offrait alors avec le tribunal de Pérouse. C’est un trait charmant de ce grand et bon génie Santi d’avoir tenu lui-même à rappeler ici expressément le modèle, et à se représenter au coin d’une des fresques en compagnie de son vieux maître, le peintre du Cambio ;