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et de celui de Fra Bartolommeo ! C’est l’apparition même de la Béatrice devant son divin poète au Paradis terrestre : la donna « voilée de blanc et ceinte d’olivier, avec le manteau vert et la robe de couleur d’une flamme vive… » Quant à la Poésie, qui participe de la Victoire antique autant que de la Sibylle chrétienne, — femme d’une beauté resplendissante et idéale, aux ailes grandes et larges majestueusement déployées, au front pur couronné d’un laurier verdoyant, au regard serein et limpide, plongé dans des horizons lointains ; — tout le monde s’accorde à saluer en elle une des plus sublimes créations du maître : c’est déjà l’art de l’immortel Urbinate dans tout son épanouissement.

— Après une création aussi achevée, comment se fait-il que, dans la Dispute, Raphaël soit encore revenu à sa manière primitive, à la tradition ombrienne, et aux réminiscences de San Severo ?…

— Rien de plus naturel. La Dispute, ne l’oubliez pas, cher monsieur, est la fresque religieuse de ce cycle, la fresque sainte, — trois fois sainte surtout dans sa partie supérieure, où a trouvé place l’Église triomphante, Dieu lui-même en ses trois personnes ; — et c’est avec une intention bien délibérée que l’artiste a eu recours, pour ce monde surnaturel, à un style primitif, consacré par les siècles, et qui est devenu comme le style hiératique de la peinture chrétienne. Tout autre, en revanche, est, comme vous le voyez, le caractère de l’Eglise militante, en bas de la fresque : ces groupes animés, agités et si divers, vous transportent du coup dans un milieu actuel et vivant, dans le monde de Masaccio, de Ghirlandaio et de Léonard de Vinci… Pour le fond, comme pour la forme, la Dispute est une œuvre dualiste, mais à laquelle le génie de Raphaël a su donner une unité merveilleuse : unité d’aspect, malgré ses deux styles ; unité de pensée et de composition, malgré ses deux mondes.

Dans sa partie supérieure, l’œuvre rappelle en tous points les représentations si fréquentes du Jugement dernier par les maîtres d’autrefois. Au sommet. Dieu le Père dans un nimbe en losange ; en bas, le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe ; au centre, le Christ assis sur des nuages, la poitrine nue et les mains levées marquées de plaies ; à sa droite, la Sainte-Vierge en prière, et en face d’elle saint Jean-Baptiste désignant du doigt Celui dont il avait annoncé la venue ; un peu au-dessous et en demi-cercle, le grand cortège céleste. Remarquez cependant le changement considérable introduit ici dans le cortège : au lieu des douze apôtres traditionnels et nécessairement monotones — povera cosa, comme les a un jour appelés Michel-Ange, parlant à Jules II — ce sont