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enrôlés de force subissaient l’entraînement et sentaient comme une fierté de combattre sous un tel chef. En France et dans toutes les parties de l’empire, la lassitude était extrême, le joug pesant, la misère croissante ; plus de commerce, le pain rare, la disette déclarée dans vingt provinces ; des séditions d’affamés venaient d’éclater en Normandie, où le sang avait coulé ; dans chacun des cent trente départemens, des colonnes de gendarmerie mobile poursuivaient les réfractaires et faisaient la chasse aux hommes ; de tous les points du territoire, à travers les adulations officielles, montaient le sourd murmure des générations épuisées et la plainte des mères. Napoléon connaissait ces maux et ne s’aveuglait pas sur leur gravité, mais il comptait leur appliquer son remède habituel : la victoire. Il se disait qu’un grand coup porté rapidement dans le Nord, en jetant à ses pieds la Russie détachée de son alliance, ôterait à l’Angleterre tout espoir de retrouver des auxiliaires sur le continent et réduirait à merci l’insaisissable ennemie : alors, régnant sans partage sur l’Europe immobilisée et soumise, il pourrait desserrer des ressorts tendus à l’excès, laisser respirer la France, le monde, et, après avoir dédié dans Paris un temple à la Gloire, élever sur les hauteurs de Montmartre, d’après le plan mis à l’étude, « le temple de la Paix ».

Son ancien ambassadeur auprès du tsar, le général de Caulaincourt, duc de Vicence, lui avait dit pourtant, dans plusieurs conversations dont l’une avait duré sept heures, qu’il retrouverait en Russie une Espagne, plus terrible que l’autre, des espaces où fondrait son armée, un climat de fer, un souverain résolu à se retirer au fond de l’Asie plutôt que de signer une paix déshonorante, un ennemi qui reculerait toujours et ne céderait jamais. L’empereur avait écouté attentivement ces paroles prophétiques. À diverses reprises, il s’en était montré étonné, ému. Il tombait alors dans de longues et profondes réflexions ; puis, au sortir de cette rêverie, après avoir énuméré encore une fois toutes ses armées, tous ses peuples, il finissait par dire : « Bah ! une bonne bataille aura raison des belles déterminations de votre ami Alexandre. » Autour de lui, on renchérissait sur cet optimisme. La brillante jeunesse, appartenant à l’aristocratie ralliée, qui commençait à remplir les états-majors, brûlait d’égaler les vieux soldats de la Révolution, les héros plébéiens ; elle se préparait à la guerre, voulait la faire commodément, et avec luxe, se commandait de somptueux équipages qui encombraient les routes d’Allemagne, et se figurait la campagne de Russie « comme une partie de chasse de six mois ». Les pronostics de Caulaincourt étaient considérés comme les rêves d’une imagination chagrine : le duc était taxé de tiédeur et de