heures du matin, le jour paraissait déjà, indécis et blême, sans tirer de leur sommeil les cavaliers qui dormaient pesamment à terre, auprès de leurs lances en faisceaux. Soudain un grand bruit de grelots et de roues se fait entendre. Une berline de poste, attelée de six chevaux fumans et trempés de sueur, environnée de quelques cavaliers, s’arrête sur la route. Un voyageur en descend vivement, suivi d’un autre ; c’est l’empereur avec Berthier, l’empereur tout poudreux, le visage jauni et les traits tirés par la fatigue du voyage. On le reconnaît, on l’entoure ; les officiers polonais s’empressent, honteux d’avoir été surpris dans leur sommeil. Lui met pied à terre, regarde, s’enquiert. À quelques centaines de mètres en avant, on apercevait les premières maisons d’un village polonais, celui d’Alexota, où s’arrêtait la route ; derrière, c’étaient le fleuve et l’ennemi. Situé sur une éminence, le village domine le Niémen et permet à la vue de plonger sur Kowno ; c’est là que l’empereur ira tout d’abord en reconnaissance.
Mais son uniforme et ses épaulettes, son chapeau à cocarde tricolore, ne vont-ils pas attirer l’attention de l’ennemi et donner l’éveil ? Va-t-il, en montrant prématurément un Français, enfreindre sa propre consigne ? Qu’à cela ne tienne ! Il ira incognito, comme il dit, et sous un déguisement. Le voici qui ôte en plein champ son habit d’officier aux chasseurs de la Garde et qui emprunte la redingote d’un colonel polonais. Il demande ensuite une coiffure appropriée à son nouveau costume ; on lui présente un schapska de lancier ; il l’examine, l’essaie, le trouve trop lourd, prend simplement un bonnet de police, oblige Berthier au même travestissement, et ainsi affublés, tous deux se dirigent vers le village avec le groupe des officiers. L’empereur se fit ouvrir la maison principale, dont les fenêtres donnaient sur le fleuve ; de cet observatoire, il put enfin contempler la masse lourde des eaux qui roulait à ses pieds ; il découvrit en même temps la rive droite et vit la Russie.
La ville de Kowno, insignifiante et morne, flanquée par les bâtimens blancs d’un monastère catholique, n’offrait aucune apparence d’animation et de vie ; tout y semblait désert, abandonné ; aucun indice ne signalait la présence d’une troupe nombreuse, les préparatifs d’une défense. À droite et à gauche, la rive s’étendait, tour à tour verdoyante et sablonneuse, et plus loin de molles ondulations, tachetées de bois et semées de quelques bâtisses, fuyaient à l’horizon. Dans ce tableau déployé sous ses yeux à travers la lueur de l’aube. Napoléon lut comme sur une carte ; il releva les principaux reliefs du sol, le sens et l’orientation