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de ses lignes. Lorsqu’il se fut bien pénétré de cet aspect et qu’il l’eut gravé dans sa mémoire, il revint à pied au campement des chevau-légers, plus alerte, plus frais et comme reposé par l’action. Il demanda gaiement si le costume polonais lui allait bien : « À présent, ajouta-t-il, il faut rendre ce qui n’est pas à nous, » et il ôta son déguisement. Il mangea un peu sur la route. Ses équipages, ses chevaux de selle, une partie de sa maison commençaient à rejoindre. Le prince d’Eckmühl était arrivé ; le général Haxo, établi sur les lieux depuis plusieurs jours, avait été prévenu et se présentait. Napoléon monta alors à cheval et, accompagné par les principaux membres de son état-major, se mit à opérer une seconde reconnaissance. Quittant la route, il prit à droite, tâchant de rejoindre le Niémen à travers champs et tenant à le voir en amont de Kowno. Son intention n’était pas de forcer le passage devant cette ville et d’aborder de front la position russe ; il la tournerait et la prendrait en flanc. Il passerait donc un peu au-dessus, à quelques lieues plus haut : c’était de ce côté qu’il allait chercher une disposition de lieux favorable à la jetée des ponts.

Ayant atteint le rideau de collines qui s’étend le long du fleuve et le masque à la vue, il mit pied à terre, laissa derrière lui tout son monde, à l’exception d’Haxo, et seul avec cet officier général du génie se mit à parcourir les crêtes, cheminant autant que possible sous bois, se dissimulant avec soin, protégé d’ailleurs contre les regards de l’ennemi par le jour encore incertain. Il put ainsi examiner à peu de distance et suivre le fleuve, mesurer de l’œil sa largeur, étudier les sinuosités et les particularités de son cours. Près du village de Poniémon, le fleuve forme une courbe très prononcée, une véritable boucle dont la convexité est tournée vers l’ouest et qui s’enfonçait ainsi en terre polonaise. En ce point, la rive gauche enserre la rive droite ; elle la domine en même temps d’un amphithéâtre de collines qui se creuse et se développe autour de la courbe. Postées sur ces hauteurs, nos batteries couvriraient au besoin de leurs feux le bord opposé et le rendraient intenable pour l’ennemi, assurant ainsi la sécurité de l’atterrissement. De plus, en prenant pied dans la boucle, nos colonnes pourraient se déployer sans craindre une attaque sur leurs flancs, appuyant leur droite et leur gauche au fleuve replié sur lui-même, et déboucheraient plus aisément. Napoléon décida que le passage s’effectuerait le lendemain 24 en cet endroit, où le territoire russe venait à sa rencontre et lui donnait prise.

Après sa mystérieuse exploration, il revint au lieu où il avait laissé son état-major. Les chevaux furent repris et, tandis que le