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Les tristesses de la veille, l’ennui et la souffrance des longues marches ne sont plus qu’un rêve oublié ; l’allégresse du matin a dissipé cette brume, elle dilate les cœurs et les rouvre aux magiques espoirs. Et les colonnes débordent des sommets, s’engagent sur les pentes où se creusent trois sillons principaux, descendent par ces ravins en étincelantes coulées d’acier, se rapprochent, se côtoient sans se mêler, convergent toutes au point de passage, s’allongent et s’amincissent pour traverser les ponts, puis reprennent leur ampleur, leurs distances, — et lentement s’épandent sur la terre russe.

Les troupes de Davout passèrent de grand matin : les divisions d’infanterie d’abord, avec leurs batteries montées, avec les brigades de cavalerie légère, sans équipages, sans voitures ; rien que du fer, des chevaux et des hommes : l’empereur avait permis le passage d’une seule voiture, celle qui contenait les bagages du prince d’Eckmühl. Mais bientôt les ponts tremblent et retentissent sous des masses pesantes ; les réserves de grosse cavalerie, les divisions de cuirassiers, passent à leur tour, avec un bruit d’orage. Après le 1er corps, voici la Garde, voici ses régimens jeunes et vieux, resplendissans d’or, chamarrés d’aiguillettes et de brandebourgs, élite et parure de l’armée. Là surtout l’enthousiasme est au comble. Dans les rangs, dans les états-majors qui causent en chevauchant, de gaies réflexions s’échangent, des propos conquérans. Un major de la Garde dit que l’on fêtera le 15 août à Saint-Pétersbourg, et ce mot fait fortune. Si l’accord n’est pas unanime, si quelques mécontens, quelques officiers d’armes spéciales objectent les difficultés de l’entreprise et discutent les chances de la campagne, ces notes chagrines se perdent dans une expression générale de contentement et de joie. Ce qui achève d’électriser tous ces hommes, c’est de se sentir sous l’œil et dans la main du chef habitué à vaincre ; c’est de le sentir près d’eux, avec eux, les enveloppant de sa présence ; c’est d’entendre successivement de tous côtés, en haut sur les collines, en bas près du fleuve, les vivats qui signalent son arrivée ; c’est de reconnaître à chaque instant, sur des points divers, dominant et dirigeant l’opération, sa silhouette familière.

À cheval dès trois heures du matin, il était venu tout surveiller, tout animer. Afin qu’il pût commodément assister au défilé, les artilleurs de la Garde lui avaient préparé, sur le chemin qui menait aux ponts, un trône rustique, fait de branches et de gazon, avec un dais de feuillage. Il ne resta qu’un moment à ce poste d’apparat, repris d’un besoin d’activité, ne tenant pas en place. Il fut de bonne heure sur la rive ennemie. Lorsque le 9e lanciers et le 7e hussards passèrent, officiers et soldats le reconnurent à l’extrémité