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du pont, debout sur le terre-plein. Enivré par l’appareil qui se déployait à ses yeux, ressaisi par le sentiment de sa toute-puissance, certain de son bonheur, il avait retrouvé son assurance, sa bonne humeur, une jovialité expansive ; il jouait avec sa cravache et fredonnait l’air de Marlborough s’en va-t-en guerre : « Cet à-propos, qui nous égaya quelques instans, ne se justifia que trop bien, » écrit le commandant Dupuy.

L’empereur se porta bientôt en avant du fleuve et rejoignit les divisions déjà passées. Prompt et affairé, il galopait autour d’elles, indiquait à chacune la route à suivre et les mettait dans leur chemin. Il accompagna jusqu’à une distance de deux lieues et demie le mouvement de l’avant-garde, s’arrêtant parfois pour interroger les rares habitans du pays et n’en obtenant que des renseignemens vagues. Il acquit pourtant la certitude, par le retour de quelques espions, que les ennemis ne lui opposaient qu’un simple rideau de cavalerie, qu’il n’aurait affaire dans la journée à aucune résistance sérieuse. En effet, nos troupes avançaient sans difficulté, poussant devant elles quelques bandes de Cosaques qui se dispersaient à leur approche et s’enfuyaient d’un vol effarouché. Kowno fut occupé sans coup férir, et l’armée put s’épanouir à l’aise autour de cette ville, se déployant sur les deux côtés de la route qui conduit à Wilna, s’éclairant dans toutes les directions par de fortes reconnaissances.

Sur la gauche, on rencontra tout de suite un second cours d’eau, la Wilya, qui baigne Wilna et vient ensuite, par un long circuit, rejoindre le Niémen, où elle se jette immédiatement au-dessous de Kowno. Il était indispensable de franchir cet affluent et de savoir ce qui se passait au delà, car une attaque des ennemis pourrait se prononcer de ce côté et venir sur notre flanc, tandis que le gros de l’armée marcherait sur Wilna. Le 13e d’infanterie de ligne fut chargé de trouver un gué sous les yeux mêmes de l’empereur. Comme la recherche se prolongeait, le colonel de Guéhéneuc, qui commandait le régiment, fatigué d’attendre, demanda des hommes de bonne volonté pour passer à la nage et reconnaître la rive opposée. À cet appel, trois cents soldats sortent des rangs et s’acquittent au mieux de leur dangereuse besogne. Aussitôt leur succès fait des jaloux, la témérité devient contagieuse. Un certain nombre de cavaliers français et polonais se tenaient au bord de la Wilya ; la présence de l’empereur les excite à se distinguer, les exalte, les rend fous d’intrépidité ; et voici tous ces hommes à l’eau, avec leur monture, leurs armes, leur équipement, s’efforçant, ainsi empêtrés, de gagner la rive droite. Mais le courant était rapide, impétueux ; il les entraîne et les roule ; on voit plusieurs de ces malheureux lutter péniblement contre la