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violence du torrent, puis faiblir, s’épuiser, s’abandonner, et enfin, calmes et désespérés, s’enfoncer dans l’abîme en poussant un dernier « Vive l’empereur ! » Au spectacle de cette détresse, le colonel de Guéhéneuc n’écoute que son courage : sans ôter son brillant uniforme, il éperonne lui-même son cheval et le pousse dans les flots ; il s’élance au secours des cavaliers, et il est assez heureux pour ressaisir l’un d’eux, qu’il ramène triomphalement sur la berge. L’empereur l’accueillit froidement après cet exploit ; il trouva que son action, fort louable chez un particulier, l’était moins chez un chef de corps placé en face de l’ennemi et ne devant plus qu’à la patrie seule le sacrifice de son existence. Tout en organisant lui-même avec grand soin le sauvetage des cavaliers, dont un seul fut perdu, il reprocha au colonel, comme un gaspillage d’héroïsme, son élan de bravoure et d’humanité[1].

Après avoir donné l’ordre de jeter un pont sur la Wilya et de faire passer la division Legrand, avec quelques régimens de cavalerie, pour observer et tâter certains détachemens ennemis, signalés dans cette direction, il finit la journée à Kowno, où il s’établit dans le couvent et se fit l’hôte des moines. Là, il prit encore diverses mesures, appelant en toute hâte les convois de vivres, organisant le service des reconnaissances, multipliant les précautions pour assurer sa gauche, activant le mouvement d’ensemble, pressant l’arrivée des troupes qui débouchaient toujours au delà du Niémen par le triple passage.

Là, l’envahissement continuait, incessant, interminable, les corps succédant aux corps. Après les soixante-quinze mille hommes de Davout, après les vingt mille cavaliers de Murat, après la Garde, c’étaient les vingt mille soldats d’Oudinot, le 3e corps au grand complet. Ces masses écoulées, d’autres surviennent ; les trois divisions de Ney, venues de plus loin, rejoignent à marches forcées. Après elles, encore des troupes, de nouvelles avant-gardes, de nouveaux états-majors, de nouvelles colonnes compactes et serrées ; et toujours une bigarrure d’uniformes, une extraordinaire diversité de races : des chevau-légers bavarois et saxons mêlés à nos cuirassiers, des Polonais répartis dans tous les corps de cavalerie, les brigades de Hesse et de Bade représentant l’Allemagne dans la garde impériale, un régiment hollandais formant brigade avec des conscrits corses, florentins et romains, l’infanterie des Wurtembergeois encadrée par deux divisions françaises. Malgré cette affluence de nations et l’encombrement du pays, l’opération se poursuivait avec le même ordre, avec la même ardeur. Pourtant, à la splendeur du matin, à la fraîcheur propice

  1. On voit à quoi se réduit cet incident, amplifié et travesti par Tolstoï.