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d’un autre monde. Ils sont l’œuvre sans retouches humaines de la nature, ce lac, son îlot, son vert encadrement, et l’impeccable artiste a créé là un ensemble à la fois harmonieux, agreste, doux, poétique, s’est surpassée. En découvrant ce paysage à une heure où le jour baissait, où tous les tons étaient adoucis, fondus, vaporeux ; où les oiseaux chanteurs modulaient une dernière mélodie, je songeai qu’il ferait bon vivre là, avec une compagne aimée ; de considérer ce coin de paradis comme un univers, d’y oublier qu’il existe au monde des villages, des bourgs, des villes, des capitales — et, surtout, des hommes.

Certes les replis sans nombre de la grande Cordillère sont riches en sites séducteurs, grandioses, tourmentés, cyclopéens, où la nature surprend par l’ingéniosité de ses combinaisons, par ses ressources infinies, ses contrastes vigoureux, son art inépuisable. Mais le site que j’ai admiré là est resté à part dans ma mémoire, exceptionnel. Ce fut à l’improviste, à l’heure où nous nous disposions à camper dans la forêt, que nous explorions, que mon joyeux guide Mateo, mulâtre dégingandé de la plus belle venue, devina qu’une clairière se trouvait en face de nous. Nous poussâmes en avant et bien nous en prit, car le lendemain, étant donné la direction que nous avions résolu de suivre, nous aurions côtoyé le petit lac sans soupçonner son existence, et à jamais ignoré ce lieu charmant où nous devions si bien nous attarder, du fait d’une des petites-filles d’Eve, que l’on nous croyait morts lorsque nous reparûmes à Cordova, plus de trois semaines après l’époque que j’avais fixée pour notre retour.

J’anticipe, je vais trop vite en évoquant les jours qui furent ma jeunesse, alors que c’est avec lenteur que j’aime à en revivre les phases, les surprises, les incidens, les émotions, voire les drames. Oui, en me les remémorant, j’aime à m’attarder sur ces heures souvent périlleuses que la vie ne me rendra plus, sur ces heures fortunées où j’errais dans les solitudes de ce doux pays de soleil aux jours égaux, dont la fertilité se dépense et se dépensera longtemps encore en pure perte, mais qui nourrira plus tard des générations d’heureux.

Donc nous avions quitté le rancho de Tuxpango depuis quatre jours, Mateo et moi, avec le dessein de gagner les plaines de la Terre chaude, de rejoindre la grand’route de Vera-Cruz à Mexico, puis de la remonter jusqu’à Cordova. Il était cinq heures du soir, environ, et nous ramassions des branches sèches pour l’établissement et l’entretien d’un foyer, lorsque mon guide me fit remarquer que les arbres placés en avant de nous se montraient plus espacés que ceux qui se trouvaient en arrière, que des guirlandes de lianes descendaient du faîte de plusieurs d’entre eux.