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chevaux, chemin qui s’enfonce dans la forêt. Cette vue nous rassure : nous allons découvrir un rancho d’éleveurs, de vaqueros, race rude et brutale en raison de ses occupations, mais probe et hospitalière. Nous côtoyons la tranchée que suivent les animaux pour venir boire, et nous nous trouvons bientôt en face d’une plaine d’herbe verte, où paissent en liberté une cinquantaine de chevaux, plusieurs centaines de taureaux. Nulle trace d’habitation ; mais deux cavaliers s’avancent l’un à droite, l’autre à gauche de la prairie au pas de leurs montures, et font tournoyer leurs lassos de cuir, prêts à les lancer sur les animaux qu’ils jugeraient avoir besoin d’être débarrassés des insectes qui se logent dans leurs oreilles et les rongent, ou pansés d’une blessure faite par un coup de corne, par une ruade, ou par une branche brisée d’arbuste qui a fait office de lance.

Les deux cavaliers sont jeunes, de bonne mine. Ils portent un costume identique, à savoir une veste en peau de daim fermée sur le devant, et un pantalon de même matière ouvert sur les côtés, garni d’une double rangée de boutons en argent, simulant des grelots. Le tout est posé directement sur la peau, sans ombre de linge de corps. Leurs pieds, armés de longs éperons, disparaissent dans des étriers de bois en forme de boîte. Non seulement le costume des deux cavaliers est identique, mais leur taille, leurs allures sont si semblables, leurs barbes si bien pareilles, que Mateo décrète qu’ils doivent être frères, et c’est aussi mon opinion.

Nous nous sommes étendus sur le sol, nous dominons la prairie d’une hauteur de cinq à six mètres, et nous regardons venir les deux cavaliers. Leur marche nous indique qu’ils se rejoindront à peu près au-dessous de nous, et il est convenu que, se montrant le premier, Mateo les interpellera, révélera notre présence, fera le nécessaire pour conclure un traité de paix.

Les vaqueros sont à cent pas l’un de l’autre, s’arrêtent, se regardent, sans cesser de faire tournoyer |leurs lassos. Ce sont des métis, leurs barbes nous l’ont déjà révélé, et leur peau est presque blanche.

— Vertu de Dieu ! s’écrie brusquement Mateo, ou j’y vois mal ou ces deux chrétiens se toisent en ennemis, se défient et…

Le mulâtre se tait. Les cavaliers viennent de se courber sur le cou de leurs montures, les éperonnent, les lancent à fond de train l’une vers l’autre. Les lassos de cuir tournoient, font siffler l’air. Si, au moment où ils se croiseront, un des redoutables nœuds coulans étreint l’un des antagonistes, celui-ci roulera sur le sol, et sera à la merci de son vainqueur.

Nous respirons à peine, Mateo et moi, espérant encore qu’il s’agit d’une lutte d’adresse, d’un jeu. Non, c’est un duel, un