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un sur le terrain de la « folie » d’amour, et qui de nous, dans son jeune temps, n’a rêvé d’occire un rival quand cette folie l’a tenu ? Moi qui vous parle, j’ai reçu et rendu trois coups de couteau avant d’avoir femme et enfans, et cela pour des belles qui m’ont berné. Mateo se tait, le bruit d’un triple galop se fait entendre en avant de nous.

— Taureau ! nous crie Lorenzo qui a prêté l’oreille, rangez-vous.

Et, prêchant d’exemple, notre guide abandonne le sentier, pour se jeter sous bois. Nous imitons sa manœuvre. Presque aussitôt une femme, une jeune fille paraît, tenant l’extrémité d’un lasso enroulé aux cornes d’un taureau qui bondit de droite et de gauche. Un second lasso, tenu par un vieillard, maintient l’animal sur le sentier. En nous apercevant, l’écuyère, surprise, arrête brusquement sa monture ; profitant de la détente de la courroie, le taureau dévie, pénètre parmi les arbres. Lorenzo accourt, échange quelques phrases avec la jeune fille, s’empare du lasso qu’elle tient, lui crie de se garer. Enroulant la courroie au pommeau de sa selle, éperonnant son cheval, le jeune homme la tend. Le vieux ranchero se rapproche de la bête, la pique. Elle repart furieuse et bientôt disparaît, entraînée par ses deux conducteurs.

La jeune fille a regagné le sentier sur lequel nous la rejoignons, elle nous salue d’un sourire.

— Lorenzo a pris ma place, señor, me dit-elle, et il m’a demandé de vous conduire au rancho de mon père, plus vaste que celui qu’il habite. Voulez-vous bien me suivre ?

J’ai salué, remercié, et, un peu interdit par cet inattendu changement de guide, je marche sur les pas de la jeune ranchera dont la beauté sévère m’a tout d’abord frappé. Coiffée d’un chapeau d’une fine paille blanche, d’où s’échappent deux longues nattes d’un noir intense, ma conductrice, dont l’écharpe, au lieu de couvrir la tête et d’envelopper le buste, est enroulée autour de la taille, a les épaules nues. Son costume, tout sommaire, se compose d’une chemisette brodée aux manches courtes qui laisse ses bras à découvert, et d’une jupe de cotonnade bleue garnie d’un volant que dépassent ses pieds, chaussés de mignons brodequins lacés sur sa jambe nue. En réalité, si les deux vêtemens de notre jeune conductrice la couvrent, ils ne la voilent pas.

De temps à autre, l’écuyère se tourne vers moi, et, en même temps que ses grands yeux doux, que ses épaules rondes, que la flexibilité de sa taille, que la richesse de son buste, j’admire la finesse de ses attaches, la petitesse de ses mains et de ses pieds,