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conductores et les coloni ont vécu les uns près des autres, nous voyons ces malheureuses prestations engendrer des querelles qui ne finissent pas. Cependant l’empereur Hadrien, qui s’entendait si bien à mettre de l’ordre partout, a pris la peine de régler de la façon la plus nette les obligations des coloni : ils doivent aux conductores deux journées de labour, deux journées de sarclage et deux journées de moisson, voilà tout ; mais les conductores exigent bien davantage, et ils trouvent moyen d’obtenir ce qu’ils demandent. Comme ils sont riches, ils achètent par des présens la complaisance du procurator, qui les laisse faire. C’est précisément ce que rapporte en grand détail l’inscription qu’on a trouvée dans le Saltus Burunitanus. À la suite d’une de ces injustices, les malheureux coloni, voyant qu’ils n’ont rien à espérer de leurs chefs naturels, ont eu l’idée d’écrire directement à l’empereur pour se plaindre. Mal leur en a pris ; le procurator de Carthage, gagné par l’argent des conductores, et sans doute aussi furieux de voir son administration dénoncée au prince, a envoyé des soldats sur le domaine. Il a fait saisir et maltraiter les mécontens, quelques-uns ont été jetés en prison, d’autres battus de verges, quoiqu’ils fussent citoyens romains. Mais il avait affaire à des gens énergiques, qui ne se laissaient pas facilement effrayer. Ils adressèrent une nouvelle requête à l’empereur, qui, cette fois, lui parvint, et l’empereur y répondit par une lettre signée de sa main, dans laquelle il ordonnait que les prescriptions d’Hadrien fussent respectées et qu’on n’exigeât des coloni que ce qu’ils devaient. Et cependant cet empereur était Commode, un fort méchant homme ; mais sous les plus mauvais princes, les affaires allaient leur train ordinaire et les provinces avaient moins à souffrir qu’on ne croit. La joie, comme on pense, fut grande chez ce petit monde qui avait enfin obtenu justice. Comme ils s’étaient associés ensemble (nous dirions aujourd’hui syndiqués) pour mieux se protéger, le président (magister) de l’association fut chargé de faire graver plusieurs exemplaires de la requête des coloni et de la réponse de l’empereur[1] ; et le jour des ides de mars de l’an 181 ou 182, où l’inscription fut dédiée, il dut y avoir une fête dans le saltus.

C’étaient pourtant des gens bien misérables et qui ne cherchent pas à s’en faire accroire. « Nous ne sommes, disent-ils, que de pauvres paysans, qui gagnons notre vie par le travail de nos mains. » Et plus loin, s’adressant à l’empereur : « Prends pitié de nous ; fais que tes paysans, les enfans de ta terre, qui sont nés et qui ont grandi sur elle, ne soient plus molestés par les fermiers de

  1. M. Gagnat a trouvé, en Tunisie, à 30 kilomètres de Souk-el-Khmis, un fragment d’inscription qui contient un autre exemplaire de la requête des coloni du Saltus Burunitanus.