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révélé la vérité à don Onésimo qui nous eût retenus d’autorité, auquel Amada n’eût peut-être pas osé désobéir.

Nous approchons du chemin que suivent deux fois par jour les taureaux pour venir s’abreuver dans le lac, et nous en voyons déboucher Mateo. À notre vue il lève ses deux bras, les agite violemment en signe d’appel. En quelques minutes nous sommes près du mulâtre, sur le visage consterné duquel je lis une catastrophe.

— Don Lorenzo est blessé, évanoui, señor, me crie-t-il ; venez vite, ou nous ne le retrouverons pas vivant.

— Qui l’a frappé ?

— Je l’ignore ; je l’ai trouvé tel que vous allez le voir.

Sans demander plus d’explications nous gravissons la pente au galop, nous en descendons le versant avec la même rapidité, et nous débouchons dans la prairie où j’ai vu combattre les deux frères. À ma gauche, à vingt pas de la lisière de la forêt, j’aperçois Lorenzo étendu sur le dos, immobile. Son cheval, resté près de lui, le flaire, renâcle, hennit, se tourne de notre côté, semble nous appeler ; en arrière, se tient un cercle de taureaux, de curieux. Notre approche rend les fiers animaux menaçans, ils baissent le front. Mateo marche sur eux en faisant tournoyer son lasso et, connaissant la traîtrise du redoutable nœud coulant, la bande s’effare et détale.

J’ai sauté à bas de ma monture, je suis agenouillé près de Lorenzo dont la tête est renversée en arrière, dont la bouche est ouverte, dont les yeux sont clos, dont le visage a les teintes vertes de l’agonie. Sa chemise, sur sa poitrine, est imbibée de sang. J’écarte ce vêtement, je le déchire, et je vois une longue blessure qui va du sein gauche à l’épaule. C’est l’œuvre d’un macheté dont la lame, encore sanglante, brille à quelques pas de moi.

Je sonde la coupure, ce n’est qu’une estafilade sans profondeur, dont je rapproche les lèvres à l’aide d’épingles à insectes. J’ai ordonné à Mateo de soulever la tête du blessé, de lui inonder le visage de l’eau de sa gourde, et c’est Amada qui, assise sur le sol, exécute mon commandement. Elle est énergique, Amada. et l’émotion qu’elle ressent ne se trahit que par un léger frémissement de ses membres.

L’estafilade est pansée ; le cœur du jeune homme bat faiblement, mais il bat, La blessure que je viens de fermer n’est nullement mortelle, et ne m’explique ni la pâleur livide, ni la longue syncope du ranchero. Je cherche sur son corps une seconde lésion, et je la trouve vite. Près de l’aine se montre un trou profond d’où le sang coule avec abondance. Lorenzo, blessé, a dû tomber de cheval. Un taureau l’a frappé au ventre de l’une de ses cornes, lui a perforé les intestins : il est perdu.