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J’aveugle, je tamponne l’affreux trou en me servant de mousse et de linges, que j’assujettis à l’aide de la ceinture de crêpe de Chine du blessé.

— Vivra-t-il ? me demande à voix basse Amada, dont le regard fouille le mien.

Je secoue la tête, négativement.

La jeune fille pose ses lèvres sur le front de Lorenzo, le mouille de deux larmes, et demeure accablée.

— Croyez-vous, lui dis-je, que la pirogue puisse naviguer sur le lac sans chavirer ?

— Oui, me répond-elle en me regardant avec surprise, elle le peut, si elle est habilement conduite.

— Eh bien, comme nous ne pouvons songer à hisser Lorenzo sur son cheval sans nous exposer à le voir mourir, courez au rancho et envoyez-nous la barque par un Indien. Pendant ce temps, nous allons, Mateo et moi, transporter le blessé sur le bord du lac.

— Reprendra-t-il connaissance ?

— C’est peu probable.

— Comment, me demande-t-elle avec hésitation, pensez-vous que… que ce malheur soit arrivé ?

— Je ne me l’explique pas.

— Le macheté que voilà, dit-elle avec vivacité et en montrant l’arme, appartient à Lorenzo, n’est pas celui de…

Elle n’achève pas et, de mon côté, j’évite de répondre en la priant de se rendre au rancho. Elle se met en selle, et s’engage au galop sur le sentier où les branches pleuvent.

Amada n’a pas osé nommer Maximo ; mais, demeurés seuls, nous le nommons hardiment, Mateo et moi. Les deux frères se sont trouvés face à face, ont oublié leurs sermens, en sont venus

aux mains. Lorenzo a été blessé par son frère et l’a blessé de son 

!côté, ainsi que le prouve la lame ensanglantée que Mateo essuie en ce moment sur l’herbe, avant de la replacer dans sa gaine.

J’entrave mon cheval, le mulâtre entrave le sien et celui de Lorenzo, puis, avec mille précautions, car je crains à chaque secousse de le voir expirer, nous transportons laborieusement le blessé sur la rive du lac, que nous atteignons au moment où don Onésimo aborde avec la pirogue. Le vieillard est accablé, il s’agenouille près du corps du jeune homme, et prie. J’étends Lorenzo dans la barque, la tête appuyée sur une botte d’herbe ; puis don Onésimo part seul, le petit esquif, vu l’état d’agitation du lac, ne pouvant porter que deux passagers.

Nous sommes allés reprendre les chevaux et, poussés cette fois par le vent au lieu d’avoir à le combattre, nous reprenons le