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Dieu. Il a voulu, il veut que je meure pour que tu sois heureux, sois-le, et puisse ma soumission à ses desseins me valoir sa miséricorde.

Lorenzo prononça encore quelques mots, puis le bruit d’une rafale couvrit sa voix de plus en plus sourde, de plus en plus faible. Maximo et Amada, penchés au-dessus de lui, purent seuls entendre ce qu’il disait ; ce fut en unissant leurs mains, qu’il couvrit avec les siennes, que le blessé expira.

Lorenzo eut une belle veillée mortuaire, car tous les Indiens, pour l’honorer, se grisèrent abominablement. Mateo l’honora si bien, pour sa part, que je dus lui confisquer son macheté pour l’empêcher de pourfendre un Indien. On eût dit qu’il voulait me prouver, par un nouvel exemple sanglant, qu’aux heures d’ivresse, l’homme et le tigre sont tout un.

Un peu avant l’aube, je fis déposer le corps du jeune ranchero dans une fosse creusée au pied d’un palmier, cérémonie à laquelle aucun membre des deux familles n’assista.

Le surlendemain de ce triste jour, je pris congé de mes hôtes, que je devais revoir à Cordova, lorsque les convenances du deuil permettraient à Maximo d’être uni à celle que sa sauvagerie avait quelque peu défigurée, et qui l’adorait pour cette preuve d’amour. Les deux jeunes gens me conduisirent jusqu’à l’extrémité du petit lac, auquel je dis un éternel adieu, ainsi qu’aux deux caïmans dont l’existence à cette hauteur restait pour moi un phénomène inexpliqué, un problème scientifique dont je parlai à Maximo.

— La présence, ici, de ces deux bêtes n’a rien de mystérieux, me dit-il, et je puis en deux mots vous l’expliquer. Mon père, alors que nous étions enfans, Lorenzo et moi, les pécha dans la lagune que vous rencontrerez après-demain, au pied de la Cordillère, et dans laquelle ces bêtes pullulent. Il nous rapporta ces deux petits monstres qui mesuraient alors la longueur de ma main environ, et ils nous servirent de jouets jusqu’à l’heure où leur dentition les rendit redoutables. C’étaient deux mâles ; certain qu’ils ne pourraient se propager, on les établit ici, d’où ils ne bougent guère.

Et voilà comment le problème scientifique qui m’avait coûté tant de méditations, se trouva très prosaïquement résolu, et comment il me fallut renoncer au mémoire que je me proposais d’écrire pour signaler la présence des caïmans à 903 mètres d’altitude au-dessus du niveau de la mer, mémoire dont la matière se dissipa en fumée, tout comme la culpabilité de Maximo.


LUCIEN BIART.